✪ Exclusion et position subjective : le "pousse-au-dehors" dans la psychose


Résumé : Il s’agit d’envisager la question de l’exclusion dans son lien avec la psychose ici considérée comme défense subjective et non pas simplement à travers ses manifestations psychiatriques. En tant que position du sujet dans la structure du langage, elle implique le dénouage subjectif du lien social et conduit le sujet, dans certaines conditions bien précises, à une mise à la marge, parfois décidée et tranchée. Thèse qui sera ici illustrée à partir d’un témoignage considéré comme paradigmatique sur cette question.


Mots clefs : Exclusion, sujet, lien social, psychose, psychanalyse

La traduction de ce texte en portugais se trouve à

L’objectif de cette réflexion n’est pas de chercher à déplier en les égrenant une fois encore, les manifestations psychopathologiques des états d’exclusion, ni non plus de chercher à rassembler les facteurs explicatifs de ces états et encore moins de se positionner en donneur de leçons en matière de solutions et de savoirs-faire prêts-à-porter. Ce serait de ma part une preuve d’irresponsabilité car si de sa position de sujet, on est toujours responsable2, ce n’est jamais « que dans la mesure de son savoir-faire3 ».

Cette réflexion vise à se focaliser sur la question de l’exclusion dans son lien avec la psychose, en tant que position subjective et non pas simplement en tant que pathologie psychiatrique flanquée de ses apparats symptomatiques. La psychose envisagée ici comme réponse du sujet face au risque de sa dissolution dans le réel de la jouissance, implique fondamentalement une défection du lien social, défection qui, au niveau du sujet, creuse les conditions subjectives d’une mise à la marge parfois décidée et tranchée, et sur le plan social, met à mal aussi bien les théorisations les mieux intentionnées que les plans d’actions les plus volontaristes.

Cette question du lien entre psychose et exclusion, plus que toute autre, ne peut être correctement appréhendée d’un point de vue clinique sans être articulée à ces deux dimensions fondamentales : la question du lien social d’une part et la question de la position subjective du sujet dans la psychose, d’autre part. Cette réflexion s’y attellera en s’appuyant sur un témoignage que je me trouve tenté de considérer comme paradigmatique sur cette question4. Ce témoignage est écrit par Yves Le Roux qui a vécu une bonne partie de sa vie et jusqu’à sa mort dans les pires conditions de clochardisation5.

1- Des facteurs de l’exclusion au sujet (de l’inconscient) comme cause

Dans une première délimitation, posons d’abord que pour une clinique orientée par la psychanalyse, le sujet n’est pas à confondre avec des notions proches comme individu, personne ou personnalité, notions fondées sur l’idée de synthèse des traits identitaires manifestes. Le sujet dégagé à partir de l’expérience analytique est le sujet de l’inconscient et il est de ce fait fondamentalement divisé entre un savoir engendré et porté par la signifiance propre au langage et à la parole (l’ordre symbolique) et une jouissance irréductible au signifiant (le registre du Réel).


C’est cette division qui fait spécifiquement symptôme pour l’homme. Le symptôme de ce fait est consubstantiel au sujet qui s’y noue et noue par là-même son inscription dans l’Autre social qui lui préexiste à son arrivée au monde.

Cette idée-là nous oblige à introduire une distinction entre les déterminations (les facteurs) d’une part et la cause d’autre part. Des états endémiques d’exclusion ou de marginalité, on peut évoquer ce que l’on voudra comme facteurs dits à risque, mais on ne peut absolument pas faire sans la décision du sujet quant à ce qui lui arrive et ce qu’il en peut advenir. La cause efficience ne correspond jamais à la somme des facteurs relevés, car combien même un individu rencontre la plupart de ces facteurs supposés, il ne s’enlisera pas pour autant. La cause effective n’est ainsi localisée nulle pat ailleurs que dans la position singulière du sujet, synonyme de sa réponse décidée. Lydia Perréal, pas plus haute que ses vingt ans mais SDF néanmoins, écrit d’une façon caustique qu’ « il ne suffit pas d’être cocu ou au chômage pour se retrouver à la rue. C’est un processus psychologique qui part de très loin, et dont la rue est l’aboutissement6 ». Yves Le Roux, quant à lui, estime que les zonards comme lui, « existent depuis toujours, même en période de plein-emploi et de logement social aisément accessible. Un peu comme dans Tortilla Flat, de Steinbeck où deux personnages éternisent leur malheur. La maison dont ils viennent d’hériter, ils y mettent le feu. ‘Enfin libre, on a plus rien ! Magnifique !’ Et ils s’enfoncent dans la nuit7 ».


Ainsi, la cause en tant que décision singulière et ineffable ne se confond donc avec aucune détermination repérée et isolée quelque soit son poids et elle ne se confond pas non plus avec la somme se ces déterminations quelque soit leur nombre. C’est la décision singulière du sujet, son choix forcé selon l’expression de Freud, qui constitue le point d’où l’ensemble des facteurs, supposés ou réels, trouvent une logique à s’ordonner, mais toujours et uniquement à partir de l’énonciation propre au sujet.

La cause est donc toujours localisée en deçà ou au-delà de ces déterminations relevées ou supposées. Elle est à situer, selon l’expression de Lacan « au joint le plus intime du sujet » et de « sa décision insondable », c’est à dire là où le sujet se heurte au réel justement défini comme hors signifiant, hors représentation. Le sujet est alors amené à inventer le trait ou la trace qui accroche et condense son être là où l'Autre du signifiant ne répond plus, ne fournit pas les mots.

Si je crois savoir ce que je m’imagine être et je pense pouvoir en dire quelque chose, je ne peux cependant pas dire tout de ce que je suis. « Je cherche le mot… le mot exact » entend-on souvent de la bouche de ceux qui, selon le mot de Lacan, se risquent au bien-dire et cherchent à savoir un bout de cette division qui les fonde. Et dans leur effort de bien dire, ils ne rencontrent jamais et dans les meilleurs des cas, que des mots justes qui font mouche. Mais se rendent-ils compte, malgré tout, que faire mouche n’est pas encore attraper l’ours et encore moins avoir sa peau ? Le sujet est ainsi divisé entre le savoir qui le nomme mais qui ne peut dire tout de son être et cet être même de jouissance qu’il est sensé perdre du fait de parler et d’y être nommé.

2- Le rapport individu et collectif, le sujet de l’inconscient comme nouage

Ce rapport du sujet à l’Autre social est alors éminemment symptomatique puisqu’il n’est pas réglé d’avance et une fois pour toutes comme c’est le cas dans le règne animal où les membres se rassemblent ou se dispersent par la grâce des codages engrammés dans leur constitution biologique. Pour l’homme, ce rapport se construit non pas par les lois de la nature mais à partir des lois du langage et de la parole. Le sujet, de ce fait, n’est pas soluble dans le collectif qui, lui-même, ne se constitue pas en fonction des tâches préformées au niveau des codes génétiques de ses membres. Dans l’impossible harmonie entre l’homme - le parlêtre selon l’expression de Lacan - et son monde, le symptôme fait lien. Il est ce qui permet à l’être parlant, dans cette dysharmonie fondamentale, de se lier au collectif de ses semblables sans le dissoudre et sans s’y dissoudre8.

Ce rapport de conjonction entre individu et collectif se fonde sur le sujet de l’inconscient. Celui-ci est ce que Lacan appelle le nœud social, c’est à dire le point où se trame et se tresse la racine du lien entre le collectif et l’individuel. Ce nœud est articulé autour de ce qu’il considère comme un trou, un manque, un défaut de jouissance. L’humain naît ainsi d’une exclusion fondatrice. De ce point de vue, l’exclusion est notre lot commun à tous ; en tous cas, à tous ceux qui concèdent à la jouissance qui doit faire défaut pour que se fonde le lien social.

3- L’exclusion fondatrice de l’humain : Le pas du lien social comme creuset du sujet

Dans Totem et Tabou, Freud, à travers sa fiction sur la horde primitive, va tenter d’éclairer les conditions de l’émergence aussi bien du collectif que du sujet. Il propose cette fiction comme moment anhistorique où émergent du même coup le lien social et le sujet de l’inconscient.

Le mythe Freudien commence ainsi : un jour, les jeunes mâles, éternellement frustrés et impatients d’avoir leur part de jouissance, se sont ligués contre le tyran. Les fils, écrit Freud, « se sont réunis, ont tué et mangé le père, ce qui a mis fin à l’existence de la horde paternelle ». En mangeant le tout puissant géniteur, et en s'incorporant ses forces, les jeunes s'identifient à lui en lui portant des sentiments ambivalents en tant que père aimé et admiré mais aussi haï pour son despotisme. Cette ambivalence à l'égard du père, est à l'origine du sentiment de culpabilité et des manifestations de repentir qui ont suivi le meurtre.

Désormais, précise Freud, la société est fondée « sur une faute commune, un crime commis en commun. » A partir de là, ce n'est plus le géniteur tyrannique vivant qui impose son arbitraire de loi, mais c’est le père en tant que mort, en tant qu'ayant accédé au statut du signifiant dans la subjectivité de chacun de sa descendance qui, désormais, se charge de la loi et dicte la règle. En conséquence, les mâles, ne se précipitent pas sur les objets de cette jouissance tant attendue. Une fois le despote tué, et le père mort promu, les jeunes ligués se découvrent, du coup, frères et sœurs et décident de sauver l'alliance dont ils viennent de faire l'expérience. Pour la sauver, ils renoncent à la jouissance sexuelle intra clanique et instituent ainsi une règle fondamentale : la prohibition de l'inceste, inaugurée par le meurtre fondateur. Le fait de s’interdire la possession des femmes du clan ouvre sur l'exogamie, évitant ainsi les luttes fratricides et préservant le lien social.

La constitution de la société en tant que communauté humaine se fonde ainsi sur l’exclusion du père jouisseur par sa mise à mort ; le père-la-jouissance en un mot. C’est dans ce sens qu’on peut parler d’une exclusion fondatrice, exclusion de structure puisqu’elle est au fondement tout autant du collectif que du sujet. Elle est fondatrice puisqu’elle découle des propriétés de la fonction symbolique du langage constitutive de l’Autre social.

4- Le pas du sujet dans le lien social et sa réponse responsable

Ce même scénario imaginé par Freud à l’orée de l’humanité se joue pour chaque individu dans sa communauté socioculturelle relayée par le cercle familial plus ou moins élargi. Il naît d’abord une première fois en tant qu’être biologique, ce qui est une condition nécessaire mais insuffisante pour faire de lui un être humain. Pour cela il doit, une seconde fois naître à l’humain en tant que sujet, c’est à dire en reprenant ce scénario à sa charge et à sa manière. Et c’est à travers la scénarisation oedipienne de la castration, que le sujet prend sur lui (intériorise) le parricide du père réel et l’impossible de l’inceste. De ce fait, pour chaque sujet qui s’inscrit dans le lien social, fondé par l’ordre symbolique du langage, s’ensuit une coupure d’avec la jouissance, d’avec le réel. La jouissance toute est impossible du fait qu’il parle, soumis qu’il est aux lois différenciatrices propre au langage relayées par les institutions sociales et culturelles.

Pour naître comme sujet, pour se subjectiver, chaque être doit passer par une opération de défense. Il se défend contre la demande imaginaire de l’Autre, contre le risque et le danger de se perdre comme objet de sa jouissance. Cette opération de défense implique le procès de la métaphore (le symbolique) qui fait prévaloir une signification subjective, un savoir sur lequel le sujet s’appuie pour ne pas se retrouver comme boule de chair entre les mâchoires de l’Autre de la jouissance.

De ce point de vue là, tout sujet se structure, se constitue dans la production d’une signification articulée à un objet imaginaire auquel le sujet s’identifie, et qui viendrait le protéger, le prémunir contre la demande imaginaire de l’Autre, mais, le savoir auquel le sujet se réfère pour se défendre, n’a pas le même statut selon que le sujet se positionne sur un mode névrotique ou sur un mode psychotique.

5- Le sujet de la psychose et la défection du lien social 

Disons tout d’abord que dans la position névrotique, le sujet fait le pari du père. Il suppose à celui-ci un savoir sur le désir de la mère. Le sujet prend donc appui sur la métaphore paternelle qui nomme et se substitut au désir de la mère. Cette métaphore conditionne la mise en place de la signification phallique qui devient pour le sujet le pôle central, « le point de capiton », la signification de référence qui détermine, organise et oriente l’ensemble de ses choix et ses rapports au monde. Par l’acceptation de la castration, le névrosé reconnaît le manque qui anime le désir de son Autre, seulement il n’en veut rien savoir au sens du refoulement selon l’expression freudienne. Il apporte alors sa réponse dans son fantasme inconscient qui d’une part le préserve de ce qu’il peut y avoir de ravageant dans ce désir à son endroit et d’autre part, entretient une inépuisable nostalgie symptomatique à l’endroit de la perte endurée d’en être l’objet phallique.

Le sujet psychotique, dans son opération de défense, recourt lui aussi au savoir comme tout sujet, par ailleurs, mais sur ce point même, sa position se démarque nettement de celle du sujet dans la névrose. Il ne suppose pas de sujet à ce savoir. Pas de fiction de père qui tienne à ses yeux. Le père est relégué en position d’imposteur. Et c’est par ce biais-là que le sujet dans la psychose se place hors du lien social, sachant que la culpabilité inconsciente, par le biais de l’intériorisation du meurtre du père, est ce qui, pour chaque sujet, signe l’inscription dans ce lien.

6- « Ce monde n’est pas pour toi, pas pour toi. »

Revenons maintenant à Yves Le Roux et examinons, à propos de la problématique qui nous intéresse ici, ce qui dans la singularité de sa trajectoire personnelle peut rejoindre l’universel de la condition humaine. 

Ce qui a retenu Yves Le Roux chez sa femme, celle qui va devenir la mère de ses trois enfants et dont il ne dira rien de plus, c’est qu’elle était, dit-il, « comme moi, une rebelle, une insurgée […]. Mais nous avions aussi un second terrain d’entente, la haine de l’hypocrisie, la haine des valeurs de nos parents : l’ordre, l’Eglise, la morale coincée, contredite par un père d’une infidélité notoire » (p. 59). Au fondement de leur union est donc une haine partagée. La haine contre ce père imposteur et contre ce qu’il représente ne laissera pas de place à l’intériorisation du meurtre fantasmatique et, par conséquent, pas de place non plus à un sentiment de culpabilité inconsciente qui fournit les assises subjectives nécessaires à l’inscription dans le lien social via les événements importants qui le tissent : « Il est, écrit-il, de mon mariage comme du reste : ébauché mais jamais fini » (p. 59). Il en va ainsi aussi pour le reste de tous ses projets : « La façon dont j’ai claqué la porte de l’enseignement est révélatrice. Mes entreprises ont toujours avorté : traductions achevées et jamais rendues. D’autres encore mais abandonnées en cours de route » (p. 62).

Ainsi, le sujet dans la psychose est quitte de tout héritage et de toute culpabilité œdipienne. « Aussi, refuse-t-il le lien qui se transmet notamment de père en fils. Pour lui, le nœud est dénoué, il n’y a pas de lien qui tienne9 » et pas de place désignée dans et par le désir de l’Autre. « Mon enfance, écrit Le Roux, n’a rien de particulièrement malheureux. Simplement, aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai le sentiment de n’avoir pas trouvé ma place. Sentiment né d’une enfance éclatée ? » (p. 43). Pourquoi alors se demande-il, « ai-je désiré si fortement la perte de moi-même ? Pourquoi ai-je tellement eu besoin de me démolir ? Je l’ignore. C’est ainsi depuis mon enfance » (p. 58)

Et un peu plus loin, il précise : « Tant de choses me paraissaient si absurdes, tout petit déjà. Le fonctionnement de cette société me choquait ou me déplaisait. La hiérarchie, les casquettes à soulever quand passait monsieur machin – qu’avait-il de plus que moi, monsieur machin ? La vue d’un Képi de police m’était insupportable, celle des gardes-pêche aussi. La politique me semblait absurde. » (p. 62) Le meurtre fantasmatique du père dont il a refusé de porter le remord, rebondit pour le sujet dans la lutte à mort avec le double : « Je me suis très vite rendu compte aussi qu’à quelques exceptions près, les hommes se conduisent en jeunes loups. C’est à celui qui va coucher l’autre et lui mettre la mâchoire sur la gorge. » (p. 63)

Le rejet du signifiant qui représente le manque dans l’Autre, le signifiant du NDP, laisse carente pour le sujet la signification phallique. Autrement dit, pas d’objet pulsionnel partiel qui, par l’opération de la séparation, tomberait de l’Autre et viendrait, comme pôle identificatoire, accrocher son être. Il n’y a pas d’ancrage phallique en tant que point de capiton, en tant qu’organisation centralisée de son savoir et de sa jouissance.

Cette absence de boussole phallique, condamne le sujet à l’errance qui témoigne de sa certitude qu’il n’y a pas de place pour lui dans le désir d’un autre, et pas d’habitat dans l’Autre social pour loger son être et son corps. Le Roux a toujours constaté chez lui une propension très ancrée à s’exclure, qui parfois prend la forme de tentatives impulsives de rompre, de laisser tomber et fuir. « Les gens vivant en dehors de la norme m’ont toujours fasciné, écrit-il. Incapable d’aborder la vie et les gens sans rompre, sans casser, ma vie n’est que fracture, départs, fuites. » (p. 58) Comment en pourrait-il autrement pour lui qui « a choisi, comme il le dit, son itinéraire en fonction des courants d’air » (p. 100)

Ainsi par exemple – et pour ne reprendre ici que les quelques indications les plus explicites dans ce sens - malgré son statut de père de famille, il lui arrivait encore d’éprouver, écrit-il, « une furieuse envie d’explorations nocturnes. Le soir, lâchement, je laissais mon petit monde à la maison. Je m’attardais dehors et ne résistais jamais au plaisir de plaire. » (p. 8)

Ainsi aussi, alors qu’il occupe la fonction de professeur et que sa femme attend leur deuxième enfant, il sort acheter des cigarettes au café-tabac du village et il part pour ne pas revenir. De ce pas, Il rejoint en auto-stop à Tours un copain avec qui il passe deux mois à jouer de la musique dans les boites de nuits. Et avec les quelques sous gagnés, ils partent zoner ensemble dans les faubourgs bruxellois qu’ils ne quittent que 6 mois après, quelques jours avant la naissance de son fils.

Dans la même veine, sa carrière d’enseignant ne résista pas non plus à cette envie irrésistible de laisser tomber et de partir. Il l’interrompt ainsi au bout d’un an d’exercice à l’occasion d’une discussion un peu vive entre professeurs, suite à la quelle, il se précipite sur sa voiture pour « aller respirer un peu d’oxygène » en Allemagne chez un ami de son grand-père. Mais en route, il s’arrête pour quelques temps, à Francfort, « à cause, précise-t-il, d’une jolie strip-tiseuse. » (p. 61).

Au retour de l’une de ses escapades, cette propension à l’exclusion, ce « pousse au dehors » dirions-nous, va se condenser en une injonction lui revenant de l’extérieur sous la forme d’un éprouvé indiscutable, une certitude qui signe sa psychose en somme. En s’approchant d’une propriété, il entend, soudain, « des voix joyeuses. Une bande de jeunes gens jouaient dans la piscine. Une jeune femme superbe était avec eux […]. Elle éclate soudain d’un rire cristallin qui se répandit. Le rire du bonheur, de l’aisance, de l’insouciance absolue. Ce cristal pénétra en moi, comme un coup de poignard, car ce rire me disait : ‘Ce monde n’est pas pour toi, pas pour toi.’ Ce monde, j’en étais exclu » reprend-il en écho. (p. 67) Exclu en effet mais d’abord, remarquons-le bien, de sa propre place comme sujet de l’énonciation, Le Roux reçoit ainsi l’énoncé de sa propre propension à l’exclusion sous la forme d’un éprouvé hallucinatoire lui signant, d’un point extérieur mais toujours dans le langage, son exclusion sans appel.

Cette exclusion énoncée pour lui à partir du lieu du langage ne va pas manquer de trouver support effectif. Le point de départ de sa clochardisation, Le Roux le situe dans son abandon par une autre femme auprès de qui, écrit-t-il, « j’étais bien, j’avais trouvé ma place. » (p. 14) Pendant leur relation qui a durée une dizaine d’années, elle l’amène avec elle partout, à travers la France et l’Europe, en fonction de ses déplacements de travail très fréquents. « Ces 7 ans, je les dois à Elise. Elise, la passion de ma vie, qui m’a tout donné, tout repris. » (p. 8) L’impact sur lui de son abandon par cette femme est effectivement à la hauteur de l’investissement narcissique qu’il a misé sur elle. Si elle lui a permis de se creuser une place dans l’existence par sa présence, elle la lui retire par son départ. Ainsi a-t-elle remplit pour lui la fonction d’un ersatz du NDP le retenant pour un temps parmi les autres.

Ainsi, les quelques années vécues ensemble « s’achevaient dans le néant » (p. 15), écrit-il. « J’avais investi ma vie en Elise, je l’imaginais même penchée sur mon lit de mort » (p. 17) « Ce départ déclencha une anorexie totale. Du jour au lendemain, toute envie me quitta. » (p. 18) Et depuis ce départ tout change pour lui. « Je me sens abandonné par la vie. Ce départ m’a brisé, la vie ne veut plus de moi. » (p. 70).

En bref, le défaut d’un lieu habitable dans l’Autre le rejette en tant qu’objet déchet projeté dans le non-lieu, dans le hors-discours. Rejet qui pour le Roux, prend la consistance d’« un sentiment absolu de dévalorisation, l’impression de n’être rien, de ne servir à rien, de ne rien valoir, de ne plus avoir la moindre importance pour personne, d’être abandonné de tous. A quoi bon se laver, s’habiller correctement, se cultiver ? A quoi bon manger ? L’extrême solitude amène à se déliter, à se dégrader progressivement. Plus rien à prouver à personne. » (p. 76)

Que lui reste-t-il alors ? L’alcool qu’il consommait auparavant et qui va dorénavant devenir son confident autistique. La bouche se referme sur le goulot de la bouteille, donnant lieu, écrit-il à « un dialogue continu avec le vin. » (p. 18) Depuis, ajoute-t-il, « j’ai toujours une bouteille de vin dans mon sac. » (p. 121) Il ne faisait que boire et dormir, boire pour dormir. La bouteille qui l’accompagne en permanence est devenue, peut-on dire, une sorte d’organe supplémentaire dont la présence est devenue vitale. Elle est là, dit-il, « pour éviter toute réaction de manque – c’est trop douloureux et angoissant. Je ne veux plus retomber dans les pommes ni dans les mains d’autrui. Je ne supporte pas l’enfermement. Je veux être libre. » (p. 121) Libre ! Cette liberté, c’est dans son accolade avec l’alcool qu’il va la retrouver. Plutôt donc que de passer par autrui, fut-il son « Elise-passion » qui l’a laissé déchoir selon son bon vouloir, c’est la bouteille qui reprend ce statut d’objet par excellence qu’il n’a pas besoin de tenir de l’Autre et qu’il suffit, en cas de besoin, de sortir de son sac. Elle est là où il faut et quand il faut, à portée de main pour boucher le trou trop angoissant du manque dans l’Autre et rendre le sujet insensible à l’hémorragie narcissique de son être.

Pour conclure sur ces quelques indications cliniques un peu trop condensés, rappelons qu’à la date où il écrit son récit, Le Roux vit dans la zone depuis 7 ans déjà, qu’il ne quittera pas avant sa mort. Mais auparavant, avons-nous déjà noté, Le Roux a occupé le poste de professeur et a exercé aussi comme traducteur de littérature et comme chroniqueur dans diverses revues parisiennes. Remarquant sa grande culture littéraire et artistiques, l’ensemble des médias, haletants souvent derrière le scoop, n’a pas manqué de le solliciter et une maison d’édition, à l’affût des best-sellers pour l’occasion, lui a offert de l’aide dans l’écriture et la publication de son témoignage sur son vécu de clochard.

Dans le sillage de cet affolement médiatique, beaucoup de têtes pensantes ont mis leur espoir dans le fait de le voir emprunter cette voie royale de réinsertion, voire d’ascension sociale et pour laquelle beaucoup ne rechignent pas à vendre leur âme. De ces âmes très charitables, il reçoit alors chèques, offres de logement et même propositions de mariage. A tous ces dons, il opposera une fin de non recevoir, tout en utilisant les plus-values commerciales de son livre pour épancher, en solitaire, sa soif insatiable d’alcool, car lui seul sait depuis toujours, qu’il a décidé de prendre le large et personne ni aucune force ne l’en dissuadera. Il conclue son témoignage en empruntant la métaphore du cachalot qui, après une brève et malheureuse capture, se retrouve en route pour le large. « Libéré de ses sangles, il plonge, ré émerge, replonge, émerge de nouveau, reprend ses jeux sur l’océan… Les hommes le regardent, émus. Tout à coup, il s’enferme dans l’eau, assez profondément pour un élan formidable et il fait le plus grand bond de cachalot jamais observé de mémoire de marin. La reconnaissance, le bonheur de retrouver son pays, la liberté… Les hommes ne parlent plus. Ils lui doivent quelque chose. » (p. 188)

Oh ! Que oui, ils lui doivent certes quelque chose. Ne serait-on pas passé à côté de cette perle dont parle Le Roux et qui pourrait faire rencontre ? « La zone m’a appris, écrit-il, que chacun nourrit une petite flamme. Souvent proche de l’extinction, l’étincelle devient un feu d’artifice. L’être le plus fruste possède en lui une parcelle de beau et de pur, un souvenir ou l’expression d’un sentiment. Savoir apprendre de lui, [c’est] reconnaître la perle qu’il détient » (p. 43). Cette perle là, n’est rien d’autre ici que la métaphore d’immenses ressources subjectives dont disposent souvent les sujets dans la psychose, leur permettant de s’inventer des possibilités et de se bricoler des moyens de ré-ancrage dans le social à condition qu’ils rencontrent la main qui les y accompagne sans forcer la leur.

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NOTES 

1 Psychanalyste, Maître de conférences en psychopathologie. Membre de l’équipe « Clinique du Lien et Création Subjective (CLCS-UBO), Brest », composante du « Laboratoire de Recherche en Psychopathologie ; nouveaux symptômes et lien social, (CRPC - EA 4050), Rennes II ».
2 J. Lacan, « La science et la vérité », Ecrits, Seuil, 1966, p. 858.
3 J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, (1975-1976), Paris, Seuil, 2005, p. 61.
4 Comme l’ont été les Mémoires d’un névropathe de Daniel Paul Schreber pour la psychose paranoïaque.
5 Y. Le Roux, D. Lederman, Le cachalot : mémoires d’un SDF, Paris, J’ai lu, 1998. Nous déplierons les coordonnées structurelles qui trament ce témoignage un peu plus loin dans l’exposé. 
6 L. Perréal, J’ai vingt ans et je couche dehors, Paris, Editions J’ai lu, 1995, p. 86.
7 Y. Le Roux, op. cit., p. 34.
8 M.-J. Sauret, « Quand la psychanalyse questionne l’exclusion sociale », in Rouzel J., (sous la direction de), Travail social et psychanalyse, Nîmes, Champ social, 2005, pp. 45-56.
9 P. Naveau, Les psychoses et le lien social : le nœud défait, Paris, Anthropos, 2004, p. 3.