✪ Psychanalyse et Université : du discours à l'énoncition



Je remercie les responsables de l'Ecole Psychanalytique de Bretagne de m'avoir autorisé à prendre la parole lors de ces journées*, parole que je vais essayer de dérouler à partir du point de  rencontre  me concernant de  ces  deux  lieux : l'université  et  la psychanalyse. Plus précisément encore, je leur témoigne ma reconnaissance de m'avoir ainsi amené à envisager, pour la première fois, de manière assez appliquée, cette frange de la théorie lacanienne relative aux discours. Je vais essayer ici - en prenant le risque de me hasarder à proférer des contre sens - d'en reprendre très brièvement quelques éléments, de les faire jouer autour de certains aspects de ma trajectoire personnelle et de mon parcours professionnel.
     
Du temps de Freud...
Pour commencer, je rappelle que le rapport entre université et psychanalyse, a été abordé par Freud dès les premiers temps de celle-ci. Il l'examine dans un court article de quatre pages, publié en 1919 et intitulé « Faut-il enseigner la  psychanalyse à l'université ? ». Déjà la formulation de cet intitulé laisse entendre deux choses :

l- la psychanalyse n'a pas attendu l'université pour se constituer comme discours. Elle en est totalement indépendante ;

2- elle peut et pourra effectivement se passer de l'université puisque les exigences de son exercice, les conditions de sa transmission et les moyens de son extension n'en dépendent absolument pas.

La traduction française des Œuvres complètes précise que la première publication de ce texte où Freud voit d’un bon œil l'introduction de la psychanalyse à l'université, fait suite à une enquête menée en vue de la réforme des études médicales en Hongrie. Celles-ci devenant de plus en plus pauvres et stériles, il était alors question de les redynamiser en y intégrant des pans entiers de connaissances psychanalytiques, demandés par une pétition des étudiants.

Pour situer ce positionnement de Freud, je dirai que nous sommes alors en cette période du capitalisme qui a vu son apogée dans ce qui est appelé la révolution industrielle, et qui est sous le signe de la domination et la transformation de la nature avec ses effets de confort et d'égalitarisme domestiques. Elle est caractérisée par une large expansion de l'économie de marché accolée à l'hégémonie des idéologies scientistes. Les deux jumelés, ont œuvré en concert à la désacralisation de l'univers puisque désormais Dieu et le père ne vont plus de pair et ne se prêtent plus le manteau divin. Ils ont œuvré aussi au désenchantement de la scène d'une partie du monde et à la gestion objectivée des modes de jouissance et du sentiment d'existence.

Dans le champ de la psychopathologie, la psychiatrie a procédé avec le calme et la froideur du geste fondateur de la médecine qui, pour voir le jour comme discipline scientifique, a du donner un coup de bistouri dans le cœur refroidi des lois divines. Car c'est dans le très fond d'un cadavre dépecé que la médecine comptait désormais trouver les lois de l'âme défroquée de son mystère.

L'appel fait alors à la psychanalyse, consistait donc à dégager la psychopathologie de la faucillisation scientiste dans laquelle la clinique médicale l'a plongée. Et comment Freud n'en serait-il pas d'accord ? II savait certes qu'il apportait la peste dans le sens où la psychanalyse  ruinerait les  croyances  et  les  savoirs  qui  s'y appuieraient  plutôt  qu'elle  les  consoliderait.  Pourtant, Freud s'avançait masqué, ne présentant d'abord de la psychanalyse au maître capitaliste et scientiste de l'heure que ce qui lui agrée : nouveauté, efficacité, scientificité.

Cependant, c'est la découverte de l'action du refoulement dans la mise en place de la vérité inconsciente polarisée par l'objet-manque qui va signer en son temps, la portée subversive de la psychanalyse dès ses débuts. Freud a suffisamment expérimenté le fait que la redécouverte, à chaque fois nouvelle et singulière, de l'action refoulante, conduit à l'élucidation explicative et à l'action interprétative du contenu manifeste, pathologique ou non, mais néanmoins symptomatique. En somme, Freud met d'un côté le discours psychanalytique et de l'autre, tous les autres discours pour lesquels le premier fait fonction d'interprète.

Nous avons ainsi avec Freud une bipartition assez simple : d'un côté, les réalités humaines en tant que réalisations et contenus manifestes, individuels ou collectifs, normaux ou pathologiques, et de l'autre côté, les contenus latents constituant le refoulé inconscient. C'est une bipartition entre deux discours ; le manifeste ou ce qui est du registre du symptôme d'une part et d'autre part, le latent qui relève de la vérité inconsciente et qui interprète le premier, et en l'interprétant il le transforme.

... au temps de Lacan

De cette bipartition freudienne simple, bipolaire où la psychanalyse est posée par Freud en opposition aux autres productions discursives de l'homme, nous passons avec Lacan à une répartition plus complexe.

Mais avant d'en dire quelques mots, précisons d'abord que nous ne sommes plus aux temps de Freud cadrés par la domestication de la nature. Nous sommes aux temps de la révolution du vivant séquencé et virtualisé par les technosciences au service du marché mondialisé. Le capitalisme n'est plus à sa phase cumulative et restrictive pour les masses au service de quelques maîtres. Il est à celle distributive au un par un des plus de jouir en kit. Les registres de l'existence humaine, traditionnellement plus ou moins stabilisés sous l'effet des lois du langage, sont désormais « OGMisés ».

Et de cet individu promu il y a si peu comme entité bien pensante, libre et autonome, on assiste maintenant à l'éparpillement technologique et mercantile de ses divers organes et pulsions. Il y va parallèlement, de la dissolution du collectif au profit de la masse indistinct d'individus de plus en plus particularisés dans leur mode de jouissance et de plus en plus branchés aux diverses matrices hyper-centralisées, distributrices des modes d'êtres confectionnés à échéance ultra-rapide dans de nouveaux gadgets et mots d'ordre.

Dans ce contexte, la nouvelle répartition des discours que propose Lacan est non seulement complexe parce que quadripartite mais aussi parce que la psychanalyse y est convoquée à prendre rang et place au même titre que les autres productions discursives, les interprétant tout en étant interprétée par elles.

J'ai déjà fait assez long pour ne pas m'attarder à reprendre les bases de cette théorie. Je dirai simplement que pour Lacan, si la prise du vivant dans le langage négative la jouissance toute, ce vivant a à s'insérer en tant que sujet dans le discours collectif organisant les bouts de jouir qui lui font retour. Cette négativation de la jouissance par le langage et ce retour dans la parole de ses effets, constituent la condition nécessaire et suffisante à la subjectivation et son ancrage dans le lien social qui prend plusieurs formes discursives dont quatre, isolés par Lacan. Le discours, pour le dire rapidement, s'organise à partir de quatre places immuables dans lesquelles se succèdent dans l'ordre quatre éléments structurels : Le sujet ($) coupé de la jouissance du fait qu'il n'est que représenté dans la chaîne signifiante (S1-S2) et dans le circuit de cette représentation, un plus de jouir est récupéré, (a).

Ce déplacement en chaîne des quatre éléments donnent forment aux quatre discours opérants identifiés et nommés en fonction de l'élément en position d'agent ; ce qui donne le signifiant primordial S1 pour le Discours du maître ; le $ ou le symptôme pour le discours de l'hystérique, le S2 ou le savoir pour le discours de l'universitaire et enfin le a ou l'objet cause du désir pour le discours de l'analyste.

Ces quatre discours sont de véritables liens sociaux puisque chacun d'eux constitue un mode spécifique de traitement du réel qui échappe nécessairement au savoir. La rencontre dans chacun de ces discours de cet intraitable, peut constituer une occasion de changement de discours.     
De l’élève hystérisé …
C'est ce que je vais tenter d'illustrer par quelques fragments de mon vécu personnel. Il me semble que j'ai dû, très tôt dans mon enfance, expérimenter quelque chose qui,  rétrospectivement, pourrait être qualifié de décrochage du  discours commun, le discours du maître : A l'âge de treize ans, lors d'une prière collective à l'école primaire, rassemblant les  maîtres et les élèves, j'étais surpris par la facticité de l'opération. Facticité que j'ai dû vérifier une fois pour toutes quelques jours après : lors d'une prière individuelle pratiquée sur la terrasse de la maison grand parentale dans un village bédouin, j'interromps net le rituel en plein milieu, intimidé non pas par la présence omnisciente du Très Haut Tout Puissant, mais par le regard amusé de la fille de la maison d'en face. Ensuite, les quelques tentatives de jeûnes annuels du mois de Ramadan que j'ai plus ou moins bien menées, avaient pour objectif non pas de garantir une place au paradis mais de ne pas offusquer les bonnes consciences très respectables de mon entourage.

Quelques années plus tard, au baccalauréat, la rencontre avec le programme de philosophie fut déterminante. Mon attention s'est trouvée focalisée tout particulièrement par deux chapitres, l'un portant sur Marx et son économie politique et l'autre sur Freud et sa métapsychologie. Et peut être que mon caractère contemplatif et réservé, doublé de mes préoccupations personnelles de l'heure ont donné privilège et priorité au second chapitre. Toujours est-il que la rencontre avec la notion de l'inconscient qui était pour moi à ce moment là éminemment énigmatique, va décidément orienter mes choix ultérieurs. J'apprendrai plus tard que ce programme était confectionné par quelques universitaires de gauche. Ils ont été ainsi les promoteurs de savoirs déjà anciens sous d'autres deux (en occident comme on dit) mais nouveaux sous le nôtre. Ce discours universitaire dont ils ont contribué à favoriser la promotion, est venu ainsi, pour moi et peut être pour quelques autres, appuyer la destitution déjà engagée de l'Un-tout-puissant-énnonciateur-pour-tous. Décidément, l'Autre réel qui avait pour nom Allah a pris pour moi une autre figure et un autre nom aussi énigmatique et autrement tout puissant. Dieu, pour ainsi dire, n'est pas mort comme on peut le prétendre. Il est désormais inconscient.

Le passage du baccalauréat a fait consister une part de cet énigme en un symptôme somatique, entre autres, qui va, au tout début de mes études universitaires, lancer la danse des discours en place. Il conduira cette danse à partir du discours hystérique bien sûr. Il est répondu au sujet, présentant son symptôme, du côté de maître par trois biais :  l'un, par l'intermédiaire d'un chef de clinique, lui proposant illico une opération chirurgicale, l'autre, par l'intermédiaire d'un spécialiste de médecine interne lui signifiant, à contrario qu'il y a pas de quoi se plaindre et qu'il ferait mieux de dépenser son argent avec ses copains. Le troisième enfin où il se laissera tenter par l'appel du père au guérisseur dont le sujet a décrété l'inefficacité par avance.

Par ailleurs, ce sujet n'en continue pas moins à faire valoir l'objet cause de son désir, de là où il est, en place de vérité, cherchant à en débusquer les traces dans des lectures frénétiques de la douzaine de tomes des Mille et Une Nuits, de nombreux ouvrages ethnologiques sur les mœurs sexuels des contemporains, civilisés ou primitifs et enfin de l'opuscule de Freud sur les Trois essais sur les théories sexuelles et dont il rêvait déjà d'en être un jour le traducteur dans sa langue paternelle.

Ensuite et dès les débuts des études universitaire, une curiosité assez prononcée me fait croiser un texte intitulé « Freud et Lacan » écrit par un grand nom de l'université : Louis Althusser. Sa lecture, me fera fortement sentir que c'est dans cette direction que l'énigme croisera peut être son oracle. Au campus universitaire et dans l'étalage d'un bouquiniste à même le sol, j'aperçois un ouvrage un peu fripé et dont l'auteur n'est que ce Lacan même mais avec un titre on ne peut plus énigmatique : « Ecrits ». Je me procure prestement ces dits Ecrits éventuellement à lire, vérifiant sur le champ, qu'ils se prêteront à mes tentatives de déchiffrages que bien des décennies plus tard et encore.

En  attentant, il a bien fallu, au cours des années universitaires, me coltiner les mots d'ordres parfois opposés des maîtres du moment, déguisés en savoir pensant pour son propre compte. Ainsi de ce professeur qui ouvre chacun des ses cours en philosophie morale par la formule consacrée : « Au non de dieu clément et miséricordieux » et qui apprécie fortement de voir figurer cette formule au frontispice de chaque copie d'examen. Et de cet autre, qui dans la même veine, s'offusquant de m'entendre lui demander gentiment s'il était possible de   reclasser sa bibliographie par ordre alphabétique, bibliographie où il avait placé le saint Coran en tête. Par ailleurs, me revient aussi le souvenir de cet autre professeur enrageant contre l'hypothèse d'un étudiant qu'il se pourrait bien que la psychologie ne soit pas une vraie science.

C'est aussi pour ces quelques raisons qui peuvent avoir l'air anecdotiques, qu'un virage s'est produit : laisser tomber mes projets d'études doctorales soit en Russie, m'apercevant que la dictature de la psychologie expérimentale y régnait sans conteste, soit aux Etats Unis qui avaient trouvé dans la psychologie du moi un vaccin efficace contre la peste freudienne. Restait encore et fort heureusement la France, principalement pour l'éventualité d'une possible rencontre avec le discours analytique.

Celui-ci a eu, en effet, l'occasion de prendre la relève et de mener la danse des discours sous le chef de l'objet a, confrontant le sujet à l'impossible règle de tout dire et de tout savoir. Une bascule est ainsi produite dans ce sens, engagée sous transfert, à partir des énoncés d'un rêve. Le rêveur s'adressait à Freud en personne avec sa question énigme de toujours : « Qu'est-ce que l'inconscient ? ». En cela, il ne croyait pas mieux faire, car qui d'autre mieux que Freud pourrait lui répondre à cette question ? Ne croyait-il pas ainsi obtenir de la bouche du grand Autre la réponse ultime à sa propre question ? Mais, à sa grande insatisfaction salutaire, il reçoit, somme toute, une réponse complètement à côté, laissant le sujet avec l'infini et l'indéfini de sa question.

… à l’enseignant analysant

Voilà donc comment j'ai cru pouvoir reconstruire la ronde des discours dans ma trajectoire personnel et c'est aussi cette même ronde que j'essaie de maintenir opérante dans ma fonction universitaire.

L'institution universitaire est le lieu où, en principe, un certain nombre de connaissances, de méthodes et de techniques sont enseignés parce que reconnus et promus comme savoir privilégié à un moment donnée du discours commun, du discours maître. Elle ne fait qu'exposer ces connaissances qui se juxtaposent le plus souvent, qui se croisent et cherchent parfois à se complémenter, et quand rarement elles se confrontent, elles peuvent quelques fois attiser un plus de désir de savoir.

La psychanalyse, comme corpus théorique a pu depuis Freud, et peut toujours bénéficier de ce haut lieu pour son extension. Elle s'y enseigne comme elle peut être enseignée dans les instituts et les écoles prévues précisément pour cela. Mais si elle peut être enseignée là ou c'est possible, ne peut se transmette d'elle que ce que permet l'expérience de la cure, c'est à dire la castration assumée et le désir qui s'y en dégage, dégagement corrollère à la rencontre du manque dans l'Autre. Autrement dit, un enseignement de la psychanalyse hors du réel de la cure, même dispensé par un analyste ou par une institution pour la psychanalyse, peut  fonctionner sous le  régime du discours universitaire.

Celui-ci consiste à mettre en poste de commande, les savoirs établis, faisant croire qu'ils agissent en autonomie du maître qui en organise les énoncés. Il agit en distribuant les plus de jouir, les bouts de jouissance, derrière lesquels courent étudiants et élèves, en les exposant en une multitude de formations qualifiantes et en autant de sanctions diplômantes. Il a pour mission de produire des sujets identifiés aux bouts de savoirs engrangés et aux éventuels diplômes décernés.

Ce discours produit des sujets formés à la tâche, parfois formatés, mais quelques fois, frustrés et insatisfaits voire paralysés devant un savoir composite, disant à la fois tout et rien en particulier. Ces affects sont le plus souvent mis sur le compte de l'impuissance de l'institution universitaire ou sur l'état insuffisant des connaissances. Le statut fait au sujet ici ne fait qu'accumuler et augmenter encore le malaise engendré par l'impuissance de structure de ce même discours à faire avec le réel rencontré.

C'est alors qu'un renvoie vers le discours analytique s'avère propice et pertinent s'il permet de faire passer cette impuissance au registre de l'impossible. Autrement dit, la rencontre avec le discours analytique permet au sujet de faire l'expérience qu'il n'y a pas de savoir théorique ou technique, ni de sommes de savoirs qui lui  épargneraient un positionnement singulier, une  appropriation personnelle et une énonciation propre. Il permet au sujet de vérifier que le savoir de l'Autre est troué et qu'il est invité, voir sollicité à avancer le sien propre.

Pour cela, c'est la responsabilité de 1'enseignant, fut-il analyste, qui est engagée quant à son rapport au discours universitaire. Cela dépend de la place à partir de laquelle il parle :

-  soit que l’enseignant s'identifie à ce savoir en poste d'agent et la psychanalyse est posée alors comme pur savoir, une théorie à appliquer pour produire du sens délesté de tout réel ;
 
- soit qu'il essaie de faire conjoindre la position enseignante et la position analysante. Mon souci là aussi est de faire en sorte que le discours universitaire entreprenne sa ronde vers celui  de l'analyste. Faire en sorte qu'un mouvement puisse s'opérer dans ce sens pour que soit possible un passage du mode de la réponse du tout savoir universitaire au mode de la mise en question radicale propre à la psychanalyse.

Néanmoins et pour conclure, je dirai que le discours analytique, tout en participant à la ronde des discours, reste et restera comme il était de tout temps, toujours marginal. Il est toujours à la marge des discours constitués pour justement accueillir la parole non pas des boiteux de la norme mais des déboîtés du système, de ceux qui ne tiennent pas à s'accommoder avec les modes de jouissances confectionnées sur commande du maître, de ceux qui par leurs symptômes protestent voire objectent bruyamment ou en silence contre les modes d'aise et de jouissance distributives, quels qu’ils soient et d’où qu’ils viennent.

Bibliographie
 FREUD Sigmund, (1919), « Faut-il enseigner la psychanalyse à l'université ? », Œuvres complètes, T. XV, Paris, PUF, 1996, pp. 109-114. 
 LACAN Jacques, (1969-70), Le séminaire. Livre XII, L'envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991.