Gibran - La parole et les parleurs





J'en ai assez de la parole et des parleurs.
Mon âme est fatiguée de la parole et des parleurs.
Ma pensée est perdue entre la parole et les parleurs.

Je me lève le matin et je vois la parole assise à côté de mon lit, étalée sur les pages des lettres, des journaux et des revues. Elle me regarde avec des yeux pleins de ruse, de malice et d'hypocrisie.

Je quitte mon lit et je m'assoie à côté de la fenêtre pour écarter, avec l'aide d'une tasse de café, le rideau de sommeil enveloppant ma clairvoyance. Mais la parole me suit, se plante devant moi, dansant, criant et se délectant. Puis, elle tend sa main avec la mienne vers la tasse du café et sirote, comme moi, une gorgée. Si je prends une cigarette, elle la prend avec moi et si je la jette, elle la jette aussi, comme moi.

Je pars au travail et la parole me poursuit, murmurant dans mon oreille, bruissant autour de ma tête, explosant dans les cellules de mon cerveau. J'essaie de la chasser mais elle ricane et revient à ses murmures, à ses bruissement et à ses déflagrations. 

Je sors dans la rue et j'aperçois la parole debout au seuil de chaque boutique, adossée aux mures de chaque maison. Je la voit sur les visages des gens même quand ils se taisent. Je la voit aussi, sans qu'ils se rendent compte, dans leur mouvement et même quand ils se tiennent tranquilles.

Quand je m'attable avec mon ami, la parole devint notre tiers. Si je rencontre une épidémie, la parole s'enfle alors et se répand, puis se fragmente, devenant une armée puisante, sa tête est aux levants des terres et ses arrières aux couchants. Et si je la quitte fuyant l'ombre de l'écho de sa parole, elle se balance confusément en moi comme une nourriture qui devient indigeste. 

Je vais dans les tribunaux, dans les instituts et dans les écoles, et je vois la parole ainsi que son père et son frère, ayant pris le mensonge pour habit et la ruse pour bonnet et chaussures. Puis je vais à l'usine, au bureau et à l'administration et je trouve la parole en train de tourner sa langue entre ses grosses lèvres. Je le vois alors debout entre sa mère, sa tante et sa grand-mère qui souriaient à elle et riaient de moi. 

Et s'il me restait un peu de volonté et quelque peu de force pour rendre visite aux lieux de cultes et de sépultures, je trouvais la parole assise sur son trône, la couronne sur la tête et entre ses mains un spectre finement ciselé, avec des contours doux et agréables.

Et quand je rentre le soir dans ma chambre, je trouve la parole, entendue lors de ma journée vaporeuse, suspendue au toit comme des serpents et apparaissant comme des scorpions dans les coins et recoins. 

La parole remplie l'espace et au-delà. Elle recouvre toute la terre et en dessous. La parole est sur les ailes de l'éther, sur les vagues de la mer, dans les forêts, dans les grottes et sur les cimes des montagnes. La parole est partout. Et où peut-il alors aller celui qui cherche tranquillité et calme ? Existe-t-il dans ce monde une communauté de muets à laquelle pourrais-je appartenir ? Puis-je avoir la miséricorde de Dieu qui m'offrira le don de surdité pour vivre heureux dans le paradis du silence éternel ? Existe-t-il sur terre un endroit dépourvu du bruitage de la voie et de la confusion des langes, un endroit où la parole ne se vent ni ne s'achète, ne se donne ni ne se prend.

Existe-il parmi les habitants de cette terre quelques uns qui ne s'adorent pas en parlant ? Y a-t-il parmi la junte des vivants, quelqu'un dont la bouche n'est pas une sorte de grotte au service des voleurs de mots !


***

Et si les parleurs étaient d'une seule espèce, on aurait pu accepter et endurer, mais ils sont de sortes et de formes innombrables :

Il y a ainsi la troupe des "larbins" qui vivent à longueur de journée dans les marécages, et quand le soir arrive, ils s'approchent des plages, sortent les têtes au dessus de l'eau, emplissant l'abdomen de la nuit de bruits repoussants, dérangeant alors les oreilles et les âmes. 

Il y a aussi la troupe des "transformés en moustiques". Les moustiques sont aussi les produits des marécages. Elles voltigent autour de ton oreille avec une mélodie insignifiante, élevée et diabolique. Le dépit est son écho et la haine est sa chaire.

Et il y a aussi la troupe des "moulinés". C'est une troupe étrange. À l'intérieur de chacun de ses membres une large pierre qui tourne avec de l'alcool comme combustible et produit un bruit d'enfer, plus lourd que celui que produit la pierre de meule.

Il y a aussi la troupe des "tournés en vache". Ce sont ceux qui emplissent leur oesophages d'herbe et se plantent aux coins des avenues et des rues chargeant l'air de mugissements dont le moins fort est plus épais que celui d'un mufle.  

Et il y a la troupe des "changés en chouette", ceux qui passent des heures entières entre les cimetières de la vie et ses tombes, transformant la quiétude du crépuscule en un hurlement dont les manifestations de joie sont plus tristes que le croassement des chouettes.

Et il y a la troupes des "sciés", ceux qui ne voient de la vie que les planches dont ils passent toute leur vie à mesurer et à découper provoquant ainsi un bruit beaucoup plus pénible  que celui produit par une scierie. 

Et il y a la troupe des "tambourinés". Ceux qui se donnent eux-même de gros coups, ce qui fait sortir de leurs bouches vides des boum-boums plus puissants que les bruits des tambours.

Il y a aussi la troupe des "collants". Ceux qui n'ont ni occupation ni travail. Il prennent la première chaise qu'on leur offre et se mettent à mastiquer les mots que d'autres énoncent.

Il y a aussi la troupe des "sonneurs". Ceux qui appellent les autres à entrer dans les temples mais eux-mêmes n'y rentrent pas.

El il y a des troupes et des communautés incalculables et indescriptibles, la plus mystérieuse d'entres elles dans ma foi, est une communauté somnolente et qui remplie l'atmosphère de renflements mais elle ne s'en rend pas compte.

***


 Et maintenant que j'ai montré mon horreur et mon aversion de la parole et des parleurs, je me trouve comme un médecin malade ou comme un criminel faisant la morale à d'autres criminels. Me voilà faire de la satire des parleurs mais seulement à l'aide de la parole. Me voilà n'attendre rien de bien des parleurs alors que je suis l'un d'eux. Dieu voudra-t-il pardonner mon péché juste avant de m'accorder sa miséricorde et me transporte au jardin de la pensée et de l'émotion, là où il n'y a ni parole, ni parleurs.

Traduction de l'Arabe : Abdelhadi Elfakir
Le 23/11/2015