✪ Le traumatisme : question du sujet et réponses du clinicien



     
 Vérsion modifée de l'article : " 'Au-delà des vitres, l'horizon' : Traumatisme et réponses cliniques", publié en 2008 dans la Revue du réseau national de la prévention de l'abus et de la négligence de l'enfant, n° 20-21, publication de l'université ouest de Timisoara, (pp : 109-113), avec une traduction en anglais de Corina Lausev et une traduction en Roumain par Gabriel Balaci,
    
La confrontation à des situations traumatisantes provoque inévitablement douleurs et souffrances. Celles-ci envahissent tout l’être du sujet et mettent celui-ci, peut être un peu plus que dans d’autres situations cliniques, en position de chercher la solution du côté de celui à qui il adresse sa plainte. Le sujet traumatisé, vivant dans son être, parfois aussi dans sa chair, l’effroi de l’effraction d’un réel insupportable, sollicite chez le clinicien plus de compassion, de reconnaissance, voire de complicité. Et c’est dans ce contexte, plus qu'ailleurs peut être, que le problème de la réponse clinique et l’éthique qui la fonde se posent avec acuité. Suivant que le clinicien privilégie le trouble comme signe d’une maladie, ou qu’il considère que la souffrance est un signe d’un sujet en mal avec sa propre division, la relation clinique ne produit pas les mêmes effets. Elle produit même des effets opposés sur le sujet. J’appuierai l’argumentation de cette idée sur deux illustrations cliniques.
      
L’alliance du savoir médicopsychologique avec le commerce généralisé du bonheur et ses idéologies triomphantes à l’heure actuelle, produit et entretient un genre de réponse qui laisse supposer qu'il existe un savoir-faire spécifique aux troubles liés au trauma. Savoir-faire constitué préalablement d’un protocole de solutions supposées valables pour tous, applicables a priori à tous les sujets traumatisés quelque soit la position singulière de chaque sujet face au réel traumatique.
     
Dans ce type de dispositif, le clinicien est mis en position de celui qui sait ce qu’il faut pour traiter ce type de troubles et qui doit agir pour le bien de son patient. Cette place de maîtrise que le clinicien occupe, met le sujet en demeure de troquer ses éventuelles questions en un catalogue de solutions prêtes à porter, prêtes à être appliquées. Le plus souvent celles-ci aboutissent de facto à dissoudre tout questionnement singulier du sujet sur ce qui fait le vif de sa souffrance dans la répétition de sa plainte. En se posant ainsi en tant que maître, d’emblée sachant et devant pouvoir, le clinicien est mis en demeure de collaborer à la jouissance du trauma, jouissance entretenue et nourrie désormais par la fascination qu’elle provoque d’un côte comme de l’autre de la relation clinique.
      
En se prenant pour le spécialiste du trauma, le clinicien focalise son attention sur la plainte du sujet, ramenant les éventuelles interrogations de ce dernier sur son impossible à supporter à des interactions mécaniques entre le réel de l’événement et ses effets psychologiques. Ce faisant, le sujet est contraint de se figer « dans un statut de  traumatisé, victime de la contingence : le traumatisme vient le représenter, le sur représenter, le supplanter1 ».
      
Pour illustrer ce type de réponse, je propose une vignette clinique issue d’une présentation clinique qui, dans le champ analytique, est limitée à une unique rencontre avec un patient, menée par un psychanalyste en présence d’un public en formation (dont je faisais partie) et des membres de l’équipe médicale qui prend en charge le patient2. Habituellement lors d’une rencontre clinique de ce genre, tous les participants, sauf l’analyste et le patient bien sûr, se font le plus discrets possible. Au contraire, celle-ci, s’est trouvée, d’entrée de jeu, marquée par la présence trop indiscrète du médecin, responsable du service. Les sollicitations répétées de celui-ci à l’endroit du patient donnaient franchement à voir son intérêt tout particulier pour la problématique psychopathologique du malade, ne laissant, du coup, plus de possibilité à l’analyste d’établire avec le patient une relation clinique qui dépasserait le ressassement des faits. La vignette clinique qui va suivre en donnera la mesure.

« Vous savez, je n’y suis pour rien »

M. Paul est âgé de 63 ans, père de 3 enfants, une fille et 2 garçons et grand père de 3 petites filles. Il est hospitalisé depuis 3 semaines en psychiatrie suite à un accident qui l’a fortement traumatisé. Cet événement a eu lieu en camping,  pendant les vacances d’été en compagnie de sa femme et ses petites filles.
      
Au milieu d’un après-midi, il accompagne ses petites filles à la piscine. Arrivés sur les lieux, il reste plus près des 2 petites qui jouaient au toboggan alors que la grande est partie se baigner, loin de son regard. Au bout d’un moment, il commence à s’inquiéter pour sa petite fille qui tarde à revenir, se dirige vers la piscine, et brutalement, voit surgir à la surface de l’eau soulevé par quelqu’un, le corps inanimé de celle-ci.
      
Le grand père est pris de panique mais, ses réflexes d’ancien marin ne l’ayant pas trahi, il court vers sa petite fille posée gisante sur le bord de la piscine, positionne correctement le corps pour lui prodiguer les premiers secours. Il l’a, dit-il, « manœuvré pendant quelques minutes, mais malheureusement, je n’ai pas réussi à la ramener à la vie ».
  
S’il n’est pas parvenu à la réanimer, c’est, estime-t-il, du fait de la nature de l’accident. En bon marin bien informé, il est certain que sa petite fille fut victime d’une hydrocution et non pas d’une noyade. Le défaut de trace d’eau dans ses poumon en est la preuve évidente. Cependant, le rapport médico-légale conclue à la noyade, conclusion que soutient d’ailleurs son fils, le papa de la fillette. Ce dernier, dit M. Paul, l’accuse d’avoir laisser doublement mourir sa fille, d’abord, par inattention et négligence et ensuite par son incapacité à faire ce qu’il fallait pour la réanimer.
     
En somme, pour ce grand père, l’insupportable de la noyade de sa petite fille est redoublé par l’accusation totalement infondée présume-t-il, de son propre fils. Au regret de M. Paul, ce fils dont les parents ont toujours tout fait pour l’aider et encore très récemment lors d’une maladie qui l’a handicapé pour un temps, finit, à la suite de cet événement, par agir à leur égard dit M. Paul, comme « un loup dans la bergerie ». Il est allé même jusqu'à porter plainte d’homicide contre son père et menacer de tuer ses parents s’ils tentaient de s’approcher des deux autres filles. La belle fille aussi lui en veut à mort, mais il dit la comprendre puisque c’est le second enfant que la mort lui enlève.
      
Mais, quelques jours seulement après l’accident, les choses vont très vite s’arranger grâce au fils qui retire sa plainte tout en précisant, dans la lettre au procureur, note M. Paul, « qu’il a des parents formidables ».
      
Et pourtant, c’est à la suite de ce geste appréciable, que M. Paul, paradoxalement, décompense à travers une cascade de symptômes : des états de déprime et d’énervement, « les membres, dit-il, se raidissent et le corps réagit mal », avec des évanouissements sans perte de connaissance. Aussi, des souvenirs cauchemardesques rappelant compulsivement  à sa conscience l’image du corps de sa petite fille inerte au bord de la piscine ou allongé sans vie sur la table d’examen.
     
M. Paul a vécu certes des circonstances qu’on peut qualifier, pour le moins, de traumatisantes et très douloureuses ; la noyade de sa petite fille dont la charge lui était confiée, l’accusation de son fils et ses menaces de meurtre, etc. Mais, ces événements, pour traumatisants qu’ils soient, ne peuvent pas, à eux seuls engendrer les réponses symptomatiques en chaîne chez M. Paul. Le processus de normalisation des relations entre père et fils suite au retrait par celui-ci de sa plainte, n’a d’ailleurs été d’aucun secours devant l’ébranlement de l’assise subjective du grand père. On peut alors soutenir l’idée que si ces événements actuels par leur force traumatisante, favorisent l’ébranlement de la névrose de M. Paul en induisant les décompensations symptomatiques qu’on vient de voir, ils n’y parviennent qu’à partir de leurs incidences rétroactives sur la thématique œdipienne inconsciente qui les sous-tend et en constitue la caisse de résonance.
      
Ce double incident qui vient ici, à point nommé, déstabiliser l’assise fantasmatique inconsciente du sujet, n’est pas, nous semble-t-il, sans nous laisser entrapercevoir ce que peut être la construction du fantasme fondamental de M. Paul, et dont la signification minimale peut se transcrire dans la formulation suivante : « un père est accusé du meurtre de son enfant». Cette construction fait écho à un événement ancien, rappelé incidemment par les membres de l’équipe médicale à la suite de la présentation parce que considéré totalement insignifiant. Il s’agit pourtant de la décision de M. Paul de ne pas laisser naître un garçon, présentant une encéphalopathie. Il n’est alors pas sans intérêt de relever que le fils accusateur vient à la vie juste après cette naissance avortée par décision du père. La mort de la petite fille, l’attitude de son papa de fils accusateur et menaçant de mort n’est pas sans réactualiser en le renversant l’acte insupportable pour le père de supprimer son premier fils. C’est ensuite que le contenu psychique suivant : « un père est menacé dans sa paternité », devient alors la condensation fantasmatique ébranlée dans le réel de l’événement, précipitant la cascade symptomatique et la défense énergique de M. Paul contre la signification inconsciente qu’elle recèle.
      
Le refuge défensif de M. Paul dans la plainte dépressive contre la vérité inconsciente qui la fonde et la détermine et dont il ne veut rien savoir, trouve son répondant et peut être même sa raison actuelle dans l’intérêt tout particulier que ce patient et sa pathologie présentaient aux yeux de l’équipe médicale. Outre le fait qu’il montre une satisfaction totale d’être pris en charge par le service psychiatrique où il se trouve, la pathologie qu’il présente rentre parfaitement dans le cadre du programme de recherche de l’équipe centré sur le lien entre le traumatisme et la dépression, ce que le cas de M. Paul. donnerait à voir de façon éclatante.
     
Cet intérêt tout particulier fait que devant le traumatisme réel de M. Paul, les membres de l’équipe médicale se sont trouvés pris dans un sentiment de sidération, partageant ainsi, dans un transfert compact, le même effroi que le patient devant le vécu traumatisant, et la même jouissance, suturant ce que le beau mot de Lacan appelle le « troumatisme » en cause pour le sujet.
      
Ainsi, dans un discours chargé d’émotion plaintive mais lisse et sans fissures, ne laissant pointer aucune trace d’une culpabilité qui signerait la division du sujet et attesterait de son implication subjective, le patient se cantonne, devant qui veut bien encore en compatir, à énumérer les préjudices subies et les souffrances endurées. Pas de questionnement donc, pas d’énigme à l’horizon. Ses symptômes ne sont alors que l’effet automatique de cet accident malencontreux.  Du coup, le sujet ici ne peut être que victime. S’il est impliqué, s’il est partie prenante dans ce qui est arrivé, ce n’est que du fait de la malchance…, et  qu’on en parle plus.
 
Il est certain qu’ici, on veut le bien du sujet, mais on le réduisant à son traumatisme, « on l’amène à y croire, à en faire son histoire, son destin, bref à l’installer dans une version de jouissance qu’il tient de son fantasme. Celui-ci vient se loger dans le trou qui résulte du traumatisme, éternisant du même coup le réel qu’il dévoile3. »
  
Au bout de ces trois semaines d’hospitalisation en cours, il est assez heureux de constater que son état général se stabilise malgré des poussées de tension qui persistent encore : « le mental, ça revient, dit-il, mais le corps ne suit pas encore tout à fait ». En tout cas, il est très confiant en l’aide que lui apporte les spécialistes qui le prennent en charge et qui savent mieux que quiconque de quoi il souffre et comment s’en débarrasser.
     
Dans la seconde vignette clinique, il s’agit de montrer comment il est justement possible de sortir de la répétition lorsque sont mises en place les conditions d’une rencontre avec l'Autre du transfert, permettant une mise au travail de l'inconscient qui seule, ouvre sur une possible symbolisation du réel traumatique.
     
C’est en ce sens que les premières rencontres cliniques sont décisives, elles permettent de vérifier avec le sujet la possibilité d’un déplacement au niveau de la demande, de sorte que le sujet puisse se dégager du cercle de la répétition traumatique, pour s’engager dans le questionnement sur la vérité en cause. Le clinicien ici doit « miser sur le réel dévoilé par le traumatisme, de reconnaître la place d’un impossible à dire, de s’appuyer sur lui pour ouvrir, à nouveau le champ des possibles4 ». Ainsi devient-il possible, selon le veux de Lacan, de « trouver dans l’impasse même d’une situation la force vive de l’intervention5. » 

Au delà des vitres, l’horizon 

Sera relaté le cas (...)
     
A travers l’exposé de ces deux vignettes cliniques, j’ai cherché à souligner le fait qu’« aucune rencontre, si brutale soit-elle, ne saurait être traumatique sans une participation subjective6. » Les événements traumatiques et leurs incidences subjectives ne peuvent êtres pertinemment appréhendés qu’à partir de la manière dont ils résonnent, se répercutent et s’imbriquent avec la construction fantasmatique ou de son tenant-lieu chez le sujet.
      
Il est donc de la responsabilité du clinicien de ne pas fermer au sujet, au prise avec une rencontre traumatique, la possibilité de se confronter à sa propre division, la possibilité de se poser la question sur ce qu’il est et ce qu’il advient dans ce qu’il lui arrive. La mise au travail de l'inconscient dans le transfert permet alors au sujet de briser le cercle infernal de la répétition traumatique et se dégager décidément de cette jouissance mortifère que les utopies et du bonheur, par leurs techniques orthopédiques, fleurissantes à jamais, scientistes ou pas, ne font que prospérer pour le bien de des idéologies des biens.


Notes


1 F. Ansermet, J. Borie,« Miser sur la contingence », inPertinences de la psychanalyse appliquée, Paris, Seuil, 2003, p. 175.
2 L’objectif de la présentation clinique dans le champs de la psychanalyse est, non pas de relever les symptômes, signes d’une maladie, mais d’amener le sujet- en prenant la participants en formation à témoin - à essayer, dans et par la parole, de cerner le réel auquel il se trouve confronté et d’en prendre acte.    
3 F. Ansermet, J. Borie, op., cit., p. 175.
4 Ibid., p. 176.    
5 J. Lacan,« La psychiatrie anglaise et la guerre », Autres écrits, Paris, Seuil, p. 108
6 C. Soller, « Trauma et fantasme », Quarto, 63, p. 50.


BIBLIOGRAPHIE

ANSERMET F., BORIE J., « Miser sur la contingence », in Pertinences de la psychanalyse  appliquée, (Travaux de l’école de la cause freudienne réunis par l’association du champ freudien), Paris, Seuil, 2003, pp. 174-180.
BRIOLE G. et all., Le traumatisme psychique : rencontre et devenir, Paris, Masson, 1994.
DEMOULIN Ch., « Faire fiction – fixion du trauma », Quarto, 63, pp. 26-28.
LACAN J., « La psychiatrie anglaise et la guerre » (1947), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, pp. 101-120.
MILLER J.-A., « Symptôme – fantasme », Actes de l’Ecole de la Cause freudienne (Dix-sept exposés sur les moments cruciaux dans la cure psychanalytique), Paris, ECF, octobre 1982, pp.13-19.
SOLLER C., « Trauma et fantasme », Quarto, 63, pp. 45-50.