✪ Etats-limites et discours psychanalytique

Article publié initialement dans Etudes psychothérapiques, n° 8, 1993.
 
     

Introduction

Les développements autour de la catégorie d'états limites sont-ils à mettre sur le compte d'un approfondissement de la clinique et la théorie psychanalytiques ou sont-ils à considérer comme le résultat des dérives psychologisantes de celles-ci? Les positions qui sous-tendent la promotion de cette catégorie ne conduisent-elles pas à ravaler la division primordiale du sujet en une pathologie de l'instance moïque et ne donnent-elles pas par là même à l'analyse une visée médicalisante et adaptative ? 


Le transfert y est manié au niveau du seul registre de la conflictualité œdipienne où l'identification au moi de l'analyste devient le seul repère dans la direction de la cure.

L'archaïsme supposé des mécanismes défensifs du moi dit limite ainsi que sa prétendue inanalysabilité ne se conjuguent-ils pas pour mettre à l'abri de la tâche analysante la résistance insoupçonnée mais toujours agissante de l'analyste? L'exemple de Kernberg ici largement analysé nous en dira long.

Rappelons, dans ce point introductif, l'idée la plus communément admise actuellement selon laquelle la catégorie d'état limite ne se classe ni dans la névrose, ni dans la psychose, ni non plus dans la normalité. Ce qui la situe essentiellement par exclusion.

Sur le plan de l'observation clinique, on a relevé auprès des patients dits cas limites une réactivité traumatique marquée d'épisodes de type dit anaclitique. Parmi les modes d'expression clinique de cette réactivité, on a noté la somatisation et les passages à l'acte. On a noté aussi que ces patients sont très peu assurés quant à leur identité et qu'ils présentent une instabilité dans leurs relations... Et on continue toujours à noter les signes de tels états dont le caractère intarissable est « comme le foie de Toinette en réponse aux symptômes multiples de son maître».

Ce sont plus particulièrement les praticiens analystes qui se sont employés non seulement à isoler cette entité clinique, mais surtout à lui garantir les bases théoriques et pratiques jugées nécessaires pour sa constitution, sa singularisation et son traitement.

C'est donc à partir de leur propre pratique analytique qu'un certain nombre d'analystes ont cru pouvoir dégager, pour l'entité limite, des formes d'organisation du moi permettant de dépasser l'étape de la psychose sans pour autant atteindre celle de la névrose. Ils sont ainsi unanimement d'accord sur la fragilité et la faiblesse du moi chez le cas limite, sur l'insuffisance de son surmoi et sur l'archaïsme de son idéal du moi, etc. Par conséquent, déni, clivage et identification projective sont élus, pour cette catégorie, en tant que principaux mécanismes de défense qu'il faut combattre psychanalytiquement ou psychothérapeutiquement, c'est selon.

Déjà, peu après la mort de Freud, remarque J.-C. Maleval (l), un nombre considérable de  psychanalystes se mettent à constater, d'une part, qu'un genre de patients d'une pathologie particulière, non familière jusque-là, s'accroît remarquablement, et d'autre part, que la cure analytique, telle quelle, ne peut être valable pour ce type de patients qui rechignent à s'y adapter. Depuis lors, de nouveaux syndromes se mettent à proliférer devant  le  regard des  analystes  qui  se  dépêchent d'ailleurs de les mettre sur le compte de ce qu'ils supposent être le développement théorique et le raffinement technique de la cure analytique. Ils finissent ainsi, tout bonnement, par être convaincus que c'est bien la pathologie qui s'est modifiée et que ce sont bien de nouvelles générations de patients, jadis mal connus, qui émergent, sans toutefois soupçonner les déviations tant théoriques que techniques que se voit subir l'expérience analytique.
M. Safouan note, avec justesse, que les analystes postfreudiens, à la suite d'Abraham, se sont embarqués dans la tâche qui consiste à ordonner les entités cliniques sur la base d'une sérialisation purement psychogénétique. Cela fait que, pour ces psychanalystes, chaque entité est automatiquement référée et expliquée par une étape déterminée dans le développement libidinal à laquelle elle est supposée correspondre.

Cette approche consiste à situer les niveaux de la psychopathologie selon les étapes du développement libidinal, et donc selon les degrés de maturité du moi et de la supposée réalité des relations d'objet. L'ensemble de la pathologie se trouve, de ce fait, ramené à des niveaux d'intégration du moi dont les degrés de force et de faiblesse constituent les principales échelles de diagnostic, de pronostic et de traitement. C'est ainsi qu'augmentent les décisions de contre-indication de l'analyse à mesure que s'affirme et s'implante la psychologie de l'ego comme base théorique et comme modèle clinique chez les psychanalystes. « Cette orientation, écrit Safouan, est devenue pour beaucoup d'analystes, un principe qui détermine leur façon d'aborder les données cliniques. A l'heure actuelle, ce principe est explicitement revendiqué par les analystes américains qui tentent de définir les états dits borderline, notamment Kernberg» (2). C'est donc l'ample travail d'O. Kernberg, chef de file incontesté de cette orientation, qui fera l'objet de notre réflexion présente. Nous y examinerons aussi bien les modifications techniques apportées à la cure analytique pour le traitement de cette catégorie nosographique, que les arguments métapsychologiques et théoriques qui justifient ces modifications.

Nous allons donc essayer, à mesure que se déploie notre réflexion, d'examiner chez Kernberg une importante question qui nous a singulièrement intéressé quant au rapport de la catégorie dite limite au discours psychanalytique. Cette question concerne plus particulièrement les raisons de la prétendue inanalysabilité des patients dits limites. Cette inanalysabilité avancée incombe-t-elle justement à cette organisation subjective particulière desdits états ou revient-elle plutôt et effectivement au maniement psychologisant de la cure analytique ?


La psychologie du moi et de la relation d'objet comme cadre théorique aux mécanismes du moi dit « limite »

 
Pour Kernberg, le clivage, l'idéalisation, l'identification projective, le déni, l'omnipotence et la dévalorisation qui constituent les mécanismes spécifiques du moi limite ne manquent pas d'agir défavorablement sur la relation d'objet. Le type de cette relation d'objet dont fait montre le patient limite en est profondément et pathologiquement marqué.

La relation avec l'objet clivé explique, selon Kernberg, la superficialité des relations entretenues par les patients limites et leur incapacité à développer sollicitude et compassion à l'égard d'autrui, ni aucun sentiment de deuil et de culpabilité en leur absence. Cette incapacité de réparer l'objet prouve, aux yeux de l'auteur, l'existence chez le patient limite d'un handicap majeur dans l'utilisation intériorisée de l'expérience.

Chez un patient névrotique, l'importance de l'action du refoulement constitue une preuve importante pour l'indication de l'analyse, mais comme dans l'organisation limite c'est le clivage qui est déterminant et non pas le refoulement, il ne peut s'agir dans ce cas, nous dit Kernberg, d'analysabilité ni d'indication de l'analyse aux patients limites : « Les deux termes qu'on utilise le plus souvent pour désigner chez les patients les altérations structurelles du moi qui posent la question des limites de l'efficacité de la psychanalyse sont la "déformation du moi" et la "faiblesse du moi"» (3). Ainsi, l'inanalysabilité des patients dits limites revient, selon Kernberg, à cette faiblesse du moi, à la relation d'objet pathologique et à leurs conséquences pratiques qui peuvent se résumer dans la tendance à développer une psychose de transfert et à provoquer des passages à l'acte.

Mais avant de nous lancer dans l'analyse des raisons de ce que Kernberg appelle l'inanalysabilité des cas limites et des modifications techniques qu'il invente pour le traitement de ce genre de patients, nous préférons nous arrêter un instant pour examiner, quoique brièvement, les bases théoriques qui fondent aussi bien sa position théorique que ses «innovations» pratiques, en particulier autour du maniement du transfert dans ses psychothérapies dites interprétatives et dans la cure analytique.

Pour Kernberg, le moi précoce doit, d'une manière générale, accomplir deux tâches essentielles qui se succèdent très rapidement : si la première tâche concerne la différenciation entre images de soi et images d'objet, la seconde, en revanche, garantit l'intégration des images de soi et d'objet d'origine libidinale et d'origine agressive. Et c'est à travers cette conception que l'auteur aborde la pathologie de la constitution de la relation d'objet dans l'organisation limite.

Le moi limite, selon Kernberg, réussit la première tâche, ce qui le distingue du moi psychotique, mais échoue à la seconde, essentiellement à cause de la prédominance pathologique de l'agressivité prégénitale qui empêche la réalisation d'une synthèse des images de soi et d'objet. «Un tel manque d'intégration provient, précise-t-il, d'une prédominance pathologique des images de soi et d'objet d'origine agressive et d'un manque conjoint d'établissement d'un noyau suffisamment fort autour de la bonne image soi-objet fusionnelle initiale» (4).
Ainsi, l'analyse de l'organisation dite limite de la personnalité à laquelle procède Kernberg, se réfère, d'une part, à la psychologie du moi telle qu'elle a été développée par Hartman, et d'autre part, à l'examen des relations d'objet envisagé dans la perspective kleinienne.

Mais alors, même si chez M. Klein l'objet est réifié et qualifié de bon ou de mauvais, il ne tire sa valeur que du fait qu'il est un objet essentiellement fantasmé. Tandis que pour Kernberg, qui reste sur cette question en deçà de l'esprit du kleinisme, il s'agit de l'objet réel et objectivé, par conséquent, la réalité de l'objet prend chez lui le pas sur l'activité fantasmatique.

Dans cette conception, l'objet dans sa réalité concrète a une valeur fondatrice dans la genèse du moi qui est en même temps pris pour le sujet de l'inconscient. Cette thèse du rôle structurant pour le sujet de l'objet réel se traduit par l'insistance de Kernberg et des autres tenants de cette hypothèse, sur l'importance de la permanence de l'objet qui est en grande partie responsable de l'aménagement du moi qui l'investit et le perçoit dans sa présence et l'halluciné dans son absence.

Pour cette conception, l'objet de la pulsion est bel et bien réel, il existe réellement dans le monde extérieur et en dehors de l'organisme. Le sein par exemple est l'objet externe de la pulsion orale et on peut parler de la perte d'objet dès lors que l'enfant est capable de se représenter la personne à laquelle appartient le sein.
N'est-ce pas là l'erreur fondamentale d'une telle conception ? Comment peut-il y avoir des objets adéquats à la pulsion, puisque aucun ne peut lui garantir la satisfaction totale ?

De tous les objets, la pulsion se contente de faire le tour, puisque pour elle aucun objet n'a de valeur fondamentale. Au contraire, ce qui est fondamental et structurant c'est le manque d'objet. Le rapport du sujet à l'objet est fondé sur une béance. L'objet est éternellement perdu, toujours manqué, absolument manquant. C'est le rapport primordial au langage qui fait que pour le sujet, dans sa relation à l'Autre, il y a ratage car la parole inaugure un manque radical.

On ne peut donc saisir la relation du sujet à l'Autre qu'en termes de manque car, fondamentalement, il y a inadéquation radicale entre sujet et objet, entre objet et pulsion. Il n'y a que des objets partiels : seins, fèces, regard, voix, rien. Et si l'objet se rencontre sur la voie de la répétition, c'est bien parce qu'il y a des objets substitutifs. Puisqu'il n'y a pas d'objets adéquats, il ne peut non plus y avoir que réalisation métaphorique du désir. Le désir du sujet est conditionné par la marque du manque dans l'Autre, lequel Autre est nécessairement marqué par une perte. C'est cette relation au manque d'objet de l'Autre et dans l'Autre qui est pour le sujet signifiante et structurante. La mère, dit Lacan, « a cette jouissance qu'elle n'est pas toute, c'est-à-dire qui la fait quelque part absente d'elle-même, absente en tant que sujet, elle trouvera le bouchon de ce "a" que sera son enfant » (5).


Inanalysabilité de «l'état limite» ou résistance de l'analyste ?

 
Comment alors ce réalisme foncièrement objectivant qui cadre l'objet de la psychanalyse et comment cette consécration du moi comme structure fondamentale dans la constitution du sujet ne peuvent-ils pas avoir des retombées fâcheuses aussi bien sur les considérations psychopathologiques et métapsychologiques que sur le maniement de la cure ? Ne pouvons-nous pas, d'ores et déjà, nous demander si ces considérations théoriques sur le moi et la relation d'objet, à travers l'orientation particulièrement «réaliste» qu'elles imposent à la cure, sont pour une grande part responsables de ces inventions inflationnistes de catégories pathologiques et de mécanismes de défenses moiiques corollaires ?

Pour Kernberg, avons-nous déjà dit, la faiblesse du moi limite est due à l'action très active, à l'intérieur de ce moi, des opérations défensives primitives qui non seulement sont à l'origine de cette faiblesse mais aussi la maintiennent et la réactualisent. Les conflits et les défenses précoces chez les patients limites ne sont pas refoulés mais plutôt maintenus clivés et dissociés au niveau conscient. Selon Kernberg, cela non seulement empêche, lors du traitement, le moi de prendre conscience des conflits et de leurs solutions proposées, mais en plus provoque, dans ce moi, une tendance accrue à l'acting-out.

Découle donc de cette position que, si pour certains cas limites un traitement psychanalytique est possible, il n'en va pas de même pour la grande majorité des patients dits limites. Pour ceux-ci Kernberg propose une modalité psychothérapeutique qu'il situe volontiers entre la cure psychanalytique classique et ce qu'il appelle la psychothérapie de soutien. Selon lui cette modalité psychothérapeutique de choix qu'il propose aux patients limites doit comporter des modifications importantes dans la technique de la cure analytique classique.

Dans cette thérapie qualifiée par lui d'interprétante, «il faut, dit-il, consacrer un travail important d'interprétation de ces opérations défensives qui reflètent le transfert négatif et qui contribuent directement ou indirectement à maintenir la faiblesse du moi » (6).

Voici quelques éléments techniques essentiels que doit mettre en œuvre, selon Kernberg, la psychothérapie interprétante pour venir à bout de la pathologie limite :
-«L'élaboration systématique du transfert négatif manifeste et latent» (7) par le thérapeute. Celui-ci doit être au courant de ce que fait le patient en dehors des séances et doit s'intéresser aussi à la manière dont celui-ci utilise le matériel thérapeutique à l'extérieur du cabinet du thérapeute et cela, pense-t-il, pour mieux évaluer le développement du moi observateur du patient et de l'alliance thérapeutique.

-La concentration particulière et d'une manière sélective sur toutes les manifestations, à l'intérieur ou à l'extérieur de la thérapie, de la faiblesse du moi et la diminution de l'épreuve de réalité ainsi que sur toutes les opérations défensives qui en sont les causes. Pour ce faire, l'interprétation de ces opérations quand elles apparaissent dans le transfert négatif et la confrontation des patients limites à ces opérations s'avèrent, pour Kernberg, nécessaires. Dans ce sens, il pense qu'on «doit formuler ces interprétations de telle sorte que simultanément et systématiquement on puisse explorer la manière dont le patient déforme l'intervention de l'analyste et clarifier la manière dont il déforme la réalité présente en particulier ses perceptions de la séance (...) » (8).

-Il faut bloquer les acting-out du transfert aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur de la thérapie. À l'intérieur, le recours à des mesures très actives est nécessaire. À l'extérieur, l'utilisation quasi systématique d'un hôpital ou d'un centre de soins et d'hébergement s'avère, estime Kernberg, très bénéfique et efficace.
Ainsi, l'objectif essentiel de cette thérapie interprétante est l'unification des éléments clivés et dissociés aussi bien de l'image de soi du patient que de ses représentations d'autrui. «L'intégration du soi et des objets et aussi de l'ensemble des relations d'objet internalisées, constitue le but stratégique majeur du traitement» (9). «Renforcer le moi, écrit-il encore, est l'objectif toujours présent de cette thérapie interprétante d'inspiration analytique» (10).

Mais est-ce là vraiment une innovation technique nécessaire, appelée à résoudre ce qui est resté insoluble par et pour la cure analytique, où est-ce là simplement la manifestation mille fois grossie de l'abâtardissement de la clinique analytique sous l'effet de l'idéologie du renforcement du moi an détriment de la réalisation du sujet ?

Avant de risquer une réponse à notre question, nous avons estimé éclairant d'étayer notre réflexion à l'aide d'éléments cliniques de deux patientes de Kernberg: l'une, suivie en «psychothérapie interprétante » parce que présumée cas limite, l'autre, névrosée, traitée car une cure analytique.

 

Cas clinique l


Célibataire, la quarantaine, cette femme entreprend une psychothérapie pendant son hospitalisation pour alcoolisme et toxicomanie et la poursuit à sa sortie. À cette période de la thérapie, Kernberg fait deux constatations concernant le comportement de la patiente qui, d'une part, est devenue « correctement adaptée dans son travail et dans la vie quotidienne», mais, d'autre part, a eu des relations masochistes avec des hommes qui l'exploitaient.

Quant à la thérapie, l'auteur constate, on ne sait d'ailleurs comment, que celle-ci «avait un aspect superficiel». Il va par conséquent jusqu'à dire à la patiente qu'à son égard elle « maintenait un climat d'amitié conventionnelle, [qu'] un sentiment diffus de "vide" semblait cacher une forte suspicion ».

Mais, malgré le vigoureux refus par la patiente de telles interventions -ce que l'auteur s'empresse de mettre sur le compte de son déni -, elle ne manque pas d'en subir les conséquences : «Après plusieurs mois de totale abstinence, écrit le thérapeute, elle but, se déprima, eut des idées de suicide et dut être hospitalisée. »

Dès la reprise de la thérapie à sa sortie, le thérapeute la poussa à trouver absolument « la cause affective ou transférentielle de ce nouvel épisode alcoolique ». Et devant le retranchement de la patiente, Kernberg ne manque pas de trouver là l'illustration éclatante du déni chez la patiente, puisqu'elle «ne sentait plus aucun lien avec cette partie d'elle-même ».

Le thérapeute, désormais convaincu de l'action chez sa patiente dite limite des mécanismes de clivage, de déni, s'autorise à augmenter les doses de ses injections interprétantes : « Ce fut, pense-t-il, le début pour le thérapeute d'un long effort de plusieurs mois pour faire le rapprochement entre l'attitude habituelle "amicale", "vide" mais distante de la patiente, et l'émergence des affects lors de l'épisode alcoolique ainsi que ses efforts pour cacher cet épisode au thérapeute. » Et Kernberg de continuer: «Après deux nouveaux épisodes identiques, à quelques mois d'intervalle, entre lesquels la conduite semblait adaptée et le fonctionnement satisfaisant, il devint enfin évident qu'elle ressentait le thérapeute comme un père froid, distant, hostile, qui refusait de la protéger d'une mère encore plus rejetante et agressive. C'est alors que la patiente expliqua à son thérapeute avec une profonde émotion comment, une fois dans son enfance, sa mère qui ne voulait pas que ses activités professionnelles puissent être perturbées, l'avait abandonnée à la maison alors qu'elle souffrait de ce qui par la suite se révéla être une maladie grave et dangereuse. 

La patiente avait le sentiment que si elle exprimait au père-psychothérapeute combien elle avait réellement besoin de lui et combien elle l'aimait, elle risquerait de le détruire du fait de l'intensité de sa colère provoquée par une si grande et si longue frustration. La seule solution était de conserver ce qu'elle estimait être la meilleure relation possible avec le thérapeute, une amitié distante, tout en clivant sa recherche d'amour, sa soumission à des représentants paternels sadiques dans une soumission masochique à des hommes qui ne l'aimaient pas, et la protestation contre ce père lors des épisodes alcooliques où les affects de rage et de dépression étaient totalement dissociés à la fois du thérapeute et de ses partenaires. Les efforts pour amener tout ce matériel dans le transfert augmentèrent considérablement l'angoisse de la patiente ; elle devint encore plus méfiante et en colère à l'égard du thérapeute, reprit son ancienne habitude d'excès de boisson, associée à des fréquentations chaotiques et tous les efforts pour traiter cet acting-out par des moyens uniquement psychothérapeutiques échouèrent. On prit la décision de la réhospitaliser. Il faut noter que, en surface, il semblait que la patiente avait été tout à fait bien au début de la psychothérapie et que maintenant elle semblait très perturbée. Néanmoins, le psychothérapeute avait la conviction que pour la première fois il s'occupait d'une personne "réelle", il souhaitait poursuivre la psychothérapie en même temps que l'hospitalisation, tant qu'elle serait nécessaire, ce qui pourrait lui permettre finalement de dépasser ce type de transfert fondamental et stable qu'on vient de souligner» (11).

Tout de suite après, Kernberg précise que ce «cas illustre l'extrême prédominance du mécanisme de clivage». C'est-à- dire qu'à son avis, ce mécanisme maintient les deux aspects conflictuels du moi séparés et pousse la patiente à se défendre contre l'émergence d'un transfert négatif. Ce qui explique pour l'auteur l'aspect remarquablement superficiel de la thérapie et explique aussi le fait que la patiente ne peut pas établir avec son thérapeute une alliance thérapeutique. Pour rétablir cette alliance, estime-t-il, il faut que le thérapeute insiste sur l'interprétation « de la participation active de la patiente à rester compartimentée ».

Mais ce que Kernberg refuse de voir, c'est le fait que c'est seulement et toujours le patient qui paie les frais de l'interventionnisme interprétatif du thérapeute. N'est-ce pas au prix de la dépression, des rechutes et des décompensations confusionnelles de la patiente que sont payés les efforts insoupçonnés du thérapeute? Pourtant, au fur et à mesure que la patiente est désarmée et dépossédée par les interventions du thérapeute de toute capacité de réaction sinon de son être tout court, celui-là n'en demeure pas moins convaincu qu'à ce moment-là seulement il se trouve en face d'une personne réelle.

Mais supposons que le déni et le clivage, mécanismes que le thérapeute ne cesse de marteler à l'aide de ses interventions fracassantes, sont effectivement caractéristiques de l'organisation dite limite, pourquoi alors nous trouvons-nous, chez l'auteur, encore devant le même type d'interventionnisme agressif même quand il s'agit d'une cure analytique et avec des patients non limites ?


Cas clinique 2


Dans le cas précédent comme dans l'exemple ci-après, le moins qu'on puisse dire est que les explications et les interprétations de l'analyste, en vue de combattre les résistances des patients, sont toujours considérées absolument salvatrices parce que jugées nécessairement pertinentes. Il n'y a d'ailleurs chez l'analyste, tout comme il ne doit y avoir chez le patient, aucune doute concernant leur véracité et leur justesse. Du point de vue de l'analyste en effet, si résistance il y a, elle est à chercher du côté du seul patient. Résistance qui prend la forme des mécanismes défensifs, primitifs ou pas, mais qui empêchent le patient d'accepter les implacables interprétations de l'analyste.

Si dans les cas limites cette résistance est épinglée sous les termes de déni, clivage..., chez les patients névrosés aussi. Ce qui ne cesse de résister aux interprétations de l'analyste, entravant donc le progrès analytique, se matérialise, pour Kernberg, dans leurs défenses narcissiques qu'il faut combattre et démolir «analytiquement» dans les interprétations du transfert.

Interprétations qui, comme nous allons le voir avec l'exemple suivant, ne sont, en fin de compte, que des constructions explicatives savamment échafaudées à l'image de la construction paranoïde du moi de l'analyste.

Mais comme l'analyste, à travers sa conception qui ramène le transfert à une sorte de conflit fantasmatique dans une relation duelle, ne peut qu'immédiatement et totalement se substituer lui-même à son illusoire «père-mari-fils-grand-et-idéal», il explique immédiatement à la patiente «qu'elle voulait bien donner son amour au père-analyste si en retour celui-ci se conformait à cette image parfaite qu'elle avait d'elle-même en l'admirant et ne doutant jamais de sa perfection et de son intégrité». La patiente, comme on peut s'y attendre, refusa ces interprétations déplacées et agressives. Mais au lieu de reconsidérer son interventionnisme mal placé, l'auteur ramène le refus de ses interprétations par la patiente aux défenses narcissiques de celle-ci.

« La patiente, dit-il, sentait que les interprétations de l'analyste menaçaient cette image d'elle-même, représentaient une grave atteinte contre son estime de soi et étaient une critique destructrice. » N'empêche qu'effectivement il s'agissait d'une critique qui « entraînait une dépression très intense », reconnaît l'auteur. Toutefois, l'analyste persiste aveuglément à mettre le rejet de ses interprétations sur le compte des défenses narcissiques de la patiente. «Lorsqu'on lui fit remarquer, insiste encore Kernberg, son attitude hautaine et désobligeante à l'égard de l'analyste, elle se mit en colère et se déprima. Elle ressentit alors l'analyste comme une image paternelle narcissique et grandiose et seulement préoccupé de soi. » Ce en quoi la patiente n'a d'ailleurs pas tort.

Mais au lieu de repérer cette vérité que lui révèle la patiente sur son attitude anti-analytique, l'auteur, de sa position de maître, entreprend de chercher une explication dans l'enfance de la patiente. « Sa réaction, dit-il, représentait en partie la manière dont elle avait réellement ressenti son père au cours de son enfance au plus fort de son conflit œdipien. Déçue par ce qu'elle percevait comme des attaques du père-analyste, elle se sentait alors perdue et rejetée par ce père idéalisé, et en fantasme vaincue par les autres mères-femmes idéalisées, dans la compétition pour détenir le père. »

Enfin, notre analyste, ce qui d'ailleurs ne nous paraît pas étonnant, voit dans la déception de la patiente, dans ses dépressions répétitives, dans ses sentiments d'être perdue et rejetée un développement complet d'un transfert œdipien, ce dont il ne manque pas de se féliciter.

En somme, à s'imposer ainsi, lors des cures, avec un moi on ne peut plus mégalomaniaque, l'analyste n'aboutit chaque fois, en fin de compte, qu'à démettre les patients de leur désir d'analyse, désir qu'ils tentent de soutenir et préserver vainement.

Qu'il s'agisse alors du traitement psychothérapeutique d'un patient dit cas limite ou d'une cure analytique avec une patiente hystérique, la conception théorique et les procédés pratiques de Kernberg concernant le maniement du transfert restent tout à fait les mêmes. Il en résulte donc que les difficultés, sinon l'impossibilité des cures analytiques qu'on impute à une prétendue pathologie spécifique des patients limites, reviennent en fait aux résistances des analystes à reconsidérer l'éthique de leur clinique. Les fragments cliniques exposés ci-dessus nous montrent exemplairement comment l'analyste, avec une insistance désarmante, impute au patient et en toute circonstance, sa propre résistance (13).
 
Le registre de la conflictualité œdipienne reste, comme nous venons de le voir, le seul registre, chez Kernberg et les autres tenants de sa tendance, à travers lequel le transfert est conceptualisé et manié. L'insistance, au détriment de la dimension du fantasme et de la vérité du désir, sur des phénomènes comme les relations d'objet pathologiques et les degrés de faiblesse du moi, entraîne immanquablement les cures analytiques sur une pente purement éducative, adaptative et médicalisante sans grand rapport avec la visée psychanalytique.

Ainsi, le terme d'inanalysabilité est forgé et imposé par le développement hypertrophique de la psychologie du moi et de son cortège notionnel promouvant les idéaux de l'adaptabilité et de l'autonomie croisés à la soumission au surmoi de l'analyste. Pour que puisse s'établir, dit-on, une alliance thérapeutique, cela suppose l'existence chez le patient d'une sphère du moi autonome et libre de conflits à travers laquelle il peut s'auto-observer et observer raisonnablement l'analyste et la réalité ambiante. Et c'est seulement à partir de ce mode d'appréhension de soi et de la réalité - ce qui d'ailleurs ne peut que faire défaut chez ces patients arrogants, en raison des facteurs schizoïdes clivant profondément leur moi — que l'analyste procède à l'analyse des fluctuations du transfert conçus comme unilatéralement inhérentes au vécu pathologique du patient.

La promotion psychologique du degré de force et de faiblesse du moi, institué comme élément principal au fondement d'une conception théorique, d'un abord métapsychologique et partant du maniement de la cure analytique, ne parvient qu'à ravaler la division primordiale du sujet à une pathologie de l'instance moïque.

L'hégémonie de la psychologie du moi dans le discours psychanalytique n'a fait que déplacer le questionnement fécond et opérationnel du côté du transfert et de la résistance de l'analyste vers le repérage stérile et stérilisant des fonctionnements et des facettes pathologiques du moi. A partir de cette méprise, le moi est substitué au sujet de l'inconscient et l'acte analytique est ouvertement défini comme une rencontre entre deux egos ou, au mieux, une relation entre deux personnes. Dans ce cadre-là, il apparaît clairement que la place d'où fonctionne le psychanalyste ne peut être que purement imaginaire. Autrement dit, l'analyste est condamné à remplir une fonction parentale et réparatrice. De cette position qui est aussi la sienne, Bergeret nous donne une illustration on ne peut plus éclatante en disant que « les états limites sont des patients qui nous mettent tout particulièrement en difficulté parce que nous nous sentons en porte-à-faux devant leur situation : d'un côté, il ne nous est pas possible de nous placer avec eux dans le transfert comme un substitut de parent génitalisé, ce qui nous réconforte narcissiquement (et nous excite sexuellement) lors des cures des névrosés ; (...) d'un autre côté, il ne nous est pas non plus possible de nous présenter aux états limites comme un "parent de psychotique", ce qui serait également bien gratifiant pour nous » (14).


Conclusion


Persister ainsi à ne considérer l'objet du désir que dans ses manifestations réalistes, internes ou externes, bonnes ou mauvaises, puis se limiter à prendre place parmi ce fatras d'objets en tant que simple représentant parental aimé ou haï' conduisent l'analyste à ramener la psychanalyse à sa préhistoire ; celle d'avant la découverte du fantasme.

Mais à quoi donc peut aboutir l'analyste, en œuvrant ainsi, sinon à faire se démettre l'inconscient? Car procéder ainsi, c'est ramener «l'Autre scène sur la rampe de la réalité, l'analyste demeurant en coulisse pour prodiguer des conseils pacifiants et souffler à l'analysant le rôle de l'adaptation » (15).

Dans ce sens, le ravalement de la tâche analytique à une psychologie du moi n'est pas sans donner une orientation psychologisante aux conditions cliniques de la cure : l'analyste, de sa place de support du transfert, se considère comme étant l'objet réel de ce transfert et se sent directement visé. Ne lui restant comme moyen technique que son moi à avancer sur l'échiquier de la relation analytique, l'analyste réagit face à la vacuité que creuse le signifiant, par des réactions impulsives de «remplissage interprétatif» (16).
Face à la vacuité, à l'évidage que ressent péniblement l'analyste et qui sont, le plus souvent, des tentatives du côté des patients de dévoiler, bon gré mal gré, la faille de l'Autre que représente l'analyste, celui-ci, de sa position de maître, n'est jamais à court de réponses.

Partant du clivage et d'autres termes innombrables de son arsenal notionnel, il aboutit à la notion fourre-tout qui est celle d'état limite.

Mais enfin, la catégorie d'état limite n'est-elle pas au fond -la déclaration de Bergeret en témoigne - le symptôme de crise d'une certaine conception de la psychanalyse ?

L'analyse de la question de l'état limite nous conduit automatiquement à en soulever une autre aussi problématique : c'est celle de l'articulation possible ou non entre psychiatrie et psychanalyse. La construction métapsychologique des états limites n'est-elle pas en fait le modèle type et grossi du réarmement notionnel de la psychiatrie par la psychanalyse?

Qu'advient-il de la psychanalyse quand elle se met ainsi au service de la psychiatrie ? Si elle se borne à forger, en faveur de la clinique psychiatrique, des concepts taillés sur mesure, la psychanalyse ne devient en fin de compte rien d'autre qu'une «psychologie phénoménologique» constituant un «discours intermédiaire qui ne se soutient que de s'imaginer appartenir au discours psychanalytique lorsqu'il perd de vue la nature d'ordre psychiatrique de son fonctionnement propre» (17).
 
 
Notes      
** Une autre question, non moins fondamentale à notre avis, concerne l'originalité supposée de l'entité d'état limite, non seulement considérée comme forme clinique par rapport aux trois structures cliniques: névrose, psychose et perversion, mais également jugée métapsychologiquement défendable. La catégorie dite état limite peut-elle réellement ainsi tenir une place différenciée, distincte et fondée dans le cadre de la nosologie psychanalytique solidement établie depuis Freud ? C'est la question que nous envisageons, dans un article ultérieur, d'examiner à travers le travail de J. Bergeret, dont la quasi-totalité de l'œuvre est consacrée à promouvoir une telle idée.
1. MALEVAL J.-C., «Les variations du champ de l'hystérie en psychanalyse», in Hystérie et obsession, Paris, Navarin, 1985, p. 153.
2. SAFOUAN M., Le transfert et le désir de l'analyste, Paris, Seuil, 1988, p. 51.
3. KERNBERG 0., Les troubles limites de la personnalité, Toulouse, Privât, 1979, p. 211.
4. Ibid., p. 213.
5. Cité par LEDOUX M .H., Conceptions psychanalytiques de la psychose infantile, Paris, PUF, 1984, p. 203.
6. KERNBERG, op. cit., p. 108.
7. Ibid., p. 103.
8. Ibid., p. 220.
9. Ibid., p. 253.
10. Ibid., p. 141.
11. Ibid., p. 128-130.
12. KERNBERG 0., La personnalité narcissique, Toulouse, Privât, 1980, p. 40-41.
13. tance du patient transforme la scène analytique en un champ de bataille d'où c'est non pas la résistance, mais plutôt le désir d'analyse chez le patient qui ressort battu en brèche.
14. BERGERET J. (sous la dir. de). Abrégé de psychologie pathologique, Paris, Masson, 1976, p. 119.
15. SILVESTRE M., Demain la psychanalyse, Paris, Navarin, 1987, p. 218.
16. PONTALIS J.-B., «Bornes ou confins?», in Nouvelle revue de psychanalyse n° 10, 1974, p. 13.
17. MERCADIER D., «Questions de critique et d'éthique limite», in Etudes psychothérapeutiques, t. 38, n° 4, 1979, p. 275.
 
Mots clefs
Etats limites — psychanalyse — inanalysabilité — transfert — résistance de l'analyste — identification au moi de l'analyste.