T. FAYÇAL - SOUROUR - Partie I - Ch. 2

 

 

 

THARWAT

 

 

- 1 –

 

 

Dieu soit loué. A tes quatre-vingt-huit ans il ne te reste dans cette vie avare que quelques plaisirs limités. Tu termines ta prière de l’aube et tu allumes la radio sur le programme général (et quel dommage qu’on ne commence pas avec une chanson de Chadia ou bien de ton oncle Rouchdi !). Tu t’assoies sur le lit pour fumer ta cigarette matinale sans prêter attention aux protestations de Hajja et à ses lamentations habituelles. 

 

Hamed rentre avec les crêpes chaudes et tu te lèves pour préparer le fameux petit déjeuner. Ton plat préféré de fèves à la pâte et de fromage aux tomates et à la menthe. Puis tu t’assoies pour lire le journal Al-Ahram, en sirotant ton savoureux café.

 

J’étais en train de savourer mes rituels matinaux lorsque le téléphone produit une de ses longues sonneries qui m’a presque fait comprendre de quoi allait s’agir avant même de décrocher.   

 

Me parvient la voix réservée et presque confuse de ce jeune journaliste qui m’a paru très jeune. Et à peine commença-t-t-il son propos avec ce fameux questionnement répétitif : « Monsieur Tharwat Sourour, frère du poète défunt Najib Sourour ? ... », j’ai compris que ma supposition était la bonne, et j’ai aussitôt saisie de quoi allait-il parler :

…. Il était en train de préparer un projet sur le défunt Najib Sourour et qu’il souhaite me rencontrer pour me questionner sur certaines choses et certains détails concernant mon frère, le grand poète….

 

Combien de fois as-tu entendu ces mêmes paroles, mon cher Tharwat : Je suis en train de préparer un projet…. Le défunt…. Le grand poète ? …etc., etc. Nous fixons un rendez-vous. Nous nous rencontrons. Viens celui qui pose les questions et à qui je donne les réponses. Je me souviens, je dis et je répète les mêmes paroles qui finissent le plus souvent empaqueter dans une bande d’enregistrement au fond d’un tiroir. Elles y seront enterrées dans l’attente de la réalisation d’un projet qui ne verra jamais le jour. 

 

Le journaliste ne me déçoit pas. Il parle - comme ont parlé ceux qui l’ont devancé - d’un projet qu’il souhaite réaliser autour de Najib Sourour. Il prononce des expressions obscures et utilise des termes anglais, le tout pour m’impressionner. Je n’y comprends pas grand-chose et je ne cherche pas à en comprendre. Seulement, dans tout ce qu’il a voulu dire, une seule expression a accaparé mon attention : 

- … Et en particulier, la période que Najib Sourour a passé à l’hôpital psychiatrique Abbaçya ….

 

Son choix m’a interpelé. Pourquoi exactement cette période funeste de quelques mois de l’année 1969 ? Et qu’est-ce que je dois avoir à raconter sur cette période ? Tout ce dont je me souviens concerne les efforts de mon père de trouver un intermédiaire pour le sortir de l’hôpital. Je me souviens bien de ce jour où nous étions allés, mon père et moi – pour le récupérer et le ramener. 

 

Nous n’allons rien perdre dans tous les cas, et ce journaliste me parait bien élevé et de bonne famille. Je suis arrivé à l’âge où je peux, lorsque je donne un rendez-vous, de faire facilement la différence entre le fils de bonne famille et le fils d’une pute (sans que cette capacité de repérage ne me permette un gain matériel). Après le rendez-vous je lui dicte l’adresse avec une lenteur digne d’un vieillard sur le pas de la tombe :

Damanhour, 2 avenue Ahmed Ourabi. L’immeuble devant les magasins Omar Afandi exactement. Deuxième étage. Au-dessus du laboratoire d’analyse du Docteur Youssouf Mikhaïl. Il est très connu à Damanhour et si tu demandes, tu trouveras des gens par millier pour t’indiquer le chemin.  

 

 

- 2 -

 

 

Le journaliste ne me presse pas à parler – contrairement aux précédents qui s’exaspéraient de ma manière lente de leur indiquer mon adresse. Maudit soient leurs pères pour leur empressement. Qu’avaient gagné nos prédécesseurs pour que, tout à coup, nous nous mettions à courir comme des sauvages à perdre l’haleine ? Tout est poussière et redevient poussière.

 

Mon pauvre frère, Dieu ait son âme, a passé son temps à tourner sans cesse dans sa bouche des paroles sur « la vie éternelle de l’art », « la préservation de la valeur », « sa haine pour l’art commercial » et le voilà qui trépasse enfin de compte. Sont morts aussi tous ceux qui ont écrit des pièces de théâtres nulles à chier. Et tout va à l’oubli éternel. Peut-être te souviens-tu du temps où un journaliste t’appelle de temps en temps, avec une voix confuse : « Professeur Tharwat Sourour… » Mais ce n’est là qu’une exception. Une exception dans la règle de l’oubli généralisé. Najib, malgré sa célébrité retentissante et moi, avec mes romans dont personne n’a lu, sommes tombés dans l’oubli. L’homme n’est appelé ainsi « Insane » qu’à partir du terme « nisiane » (l’oubli) qui le caractérise. Et le cœur ne se dit « Qalb » que parce qu’il change d’état « Yataquallabe ». 

 

Gloire à toi seigneur Dieu. Par Allah, j’ai cru que j’avais tout oublié, mais en quelques mots, le journaliste m’a fait rappeler de tout : « … la période que Najib Sourour avait passait en psychiatrie... »

Je me rappelle tout ce que j’avais pensé avoir disparu de ma mémoire ou ce que j’avais imaginé que personne n’en prêtera attention une nouvelle fois. Et voilà quelqu’un qui prend contact pour s’intéresser au poète disparu et de la folie du poète défunt. Qu’à cela ne tienne. Qu’en en parle et qu’on dise et qu’on répète et qu’on rajoute pour que notre bavardage se caviarde dans une cassette qui suivra celle qui étaient avant elle. 

 

Mais cette fois-ci ce n’est pas pareil. Monsieur le journaliste allait-il se satisfaire de ce que nous allons lui raconter ? J’ai exercé le journalisme - qu’Allah lui rende ses jours de gloire - quelques bonnes années me permettant maintenant de deviner ce qu’il est venu entendre. Son excellence est venu, bien sûre, pour entendre que … « le poète a été persécuté et jeté dans l’hôpital des fous puisqu’il était révolté et révolutionnaire », et parce que « personne n’a pu comprendre sa différence ni son génie et il a aussi enduré l’exil et la terreur étatique pour finir prisonnier en psychiatrie ». C’est ce qu’il va vouloir entendre sûrement. 

 

Mais est-ce bien cela que je vais lui raconter ? Est-ce bien ça la vérité ? est-ce bien ce qui s’est passé ? Et en fin allait-il être satisfait de ce que je vais lui dire ? Maudit soit son père comme les pères de ceux qui l’ont devancé. Nos propos avaient-ils un interêt par le passer pour qu’on continue à avoir peur de l’ouvrir encore maintenant ? Allons-y cher journaliste intelligent. Je t’attends pour te parler et te raconter les années de Najib Sourour en psychiatrie. Mais tu m’excuses si mes propos ne sont pas ordonnés et si je confonds quelques dates et événements, car l’âge impose ses règles dans tous les cas. 

 

 

- 3 -

 

Que Dieu ait ton âme père adorable, professeur Mohammed Sourour.

 

Tu veux connaitre l’histoire ? Mets-toi à l’aise et laisse de côté la précipitation de votre génération haletante. Pose-toi et laisse-moi te conter tout dès le début. Lis la Fatiha sur le défunt, notre père dont l’inspiration artistique, poétique et littéraire n’a jamais quitté et que, moi-même et Najib, avions hérité de lui. A Akhtab, notre village du centre urbain Aja et de la Province Dahqalia, on l’appelait « le Maître des beaux-arts ». Lorsque je me mets à réfléchir à l’ambition de cet homme, eu égard de son temps et en référence au contexte paysan pauvre qui l’entourait, je m’étonne et me demande d’où a-t-il pu extraire toute cette élévation d’esprit. 

 

Il était encore dans ses vingt ans lorsqu’il a écrit sa première pièce de théâtre dans le style de Shawqi Beck et Aziz Abadha. Il décide alors de partir au Caire, directement au théâtre Ramsès. Et là, après fréquentation des lieux jours après jour, il finit par attirer l’attention et la gentillesse du grand maître du théâtre à l’époque, le grand Professeur et artiste Souleymane Najib qui accepta de le recevoir pour lui dire aussitôt, avant même de lire la pièce du théâtre : 

- Fiston, je ne peux pas présenter ta pièce.

- l’as-tu lu et elle ne t’a pas plu, son excellence ?

- Même si je la lis et supposons qu’elle me plaise, je ne peux pas la présenter. Donne-moi n’importe quelle pièce, la plus bête qui soit, qui n’a ni contenu ni valeur mais qui porte un nom connu, à ce moment-là je peux la présenter sur scène. Tandis que ta pièce, comment puis-je affronter le public avec ? Qui est le nom de l’auteur ? Qui est-tu ? Quel est ton nom ?

- Mon nom est Mohamed Sourour et il est noté sur la couverture, si au moins son excellence s’est donné la peine de la lire. Tant pis, ce n’est pas la peine de vous déranger.

 

Et devant les yeux de l’artiste Souleymane Beck Najib, le jeune Mohamed Sourour déchira tranquillement sa pièce de théâtre et la jeta dans la poubelle placée devant le Maitre et parti aussitôt. Ainsi, les espoirs et ambitions du jeune homme ne dépassant pas les vingt printemps s’écroulèrent d’un seul coup.    


 

- 4 –

 

 

Tu paraît ému ? Tu croix à cette histoire ? Najib aussi y croyait avec beaucoup d’enthousiasme et il la répétait à chaque fois où c’est possible. Seulement moi, quand je l’examine bien, je la retrouve entachée d’une certaine exagération. De la part de Mohamed Sourour, elle était bien reçue. Dans tous les cas, peut-être nous nous partageons sur le niveau d’exagération dans cette histoire, mais ce qui s’est passé par la suite ne souffre d’aucune exagération, parce que je l’ai vu de mes propres yeux et l’ai éprouvé jour après jour, avec les deux défunts, que Dieu ait leurs âmes. 

 

Mohammad Sourour avait conclu que c’était son fils Najib qui allait réaliser tous ses espoirs artistiques et a mis pour cela toute sa confiance en lui. Il s’est mis à s’en occuper lui-même et à réviser avec lui les recueils de la poésie arabe qu’il devait apprendre. Moi, on m’envoyait travailler dans les champs, tandis que mon père poussait mon frère à lire tout le temps et dans tous les domaines, en commençant par la littérature jusqu’à l’astronomie. Lorsque je reviens des champs, exténué après une pénible journée de travail, je trouve Najib en train d’apprendre l’un des poèmes imposés par mon père. Avais-je eu un sentiment de jalousie ou peut-être ai-je eu un sentiment de pitié pour mon petit frère ? Ce qui est sûr c’est que je ne comprenais et je ne me représentais pas ce qui se passait à ce moment-là, ni ce qui allait en découler par la suite. Mais Dieu connait la raison de toute chose. 



- 5 –

 

 

Je me souviens de tous ces détails comme s’ils sont sous mes yeux. Eh Oui ! Combien de lieux peut fréquenter un être, mais il restera toujours nostalgique pour la demeure qu’il a connue en premier. Je parle de notre ancienne maison à Akhtab. Construite en terre comme toutes les maisons du village. Le four sur la terrasse vers lequel on court pour nous recouvrir de ses cendres répandues sur les murs aux alentours. Puis, on fuit de peur qu’un des adultes nous attrapes et nous roue de coups pour notre mauvais comportement et notre incivilité.  Il y avait aussi le grand arbre de camphre sous lequel nous jouions cache-cache. Eu aussi la chèvre que Najib poursuivait toute la journée pour jouer avec elle et qu’il appelait à chaque fois, d’un nom différent. 

 

Je sais que tous ces détails n’intéressent en rien les journalistes pressés. Je connais bien le monde du journalisme. J’ai personnellement travaillé plusieurs années dans le journal Al-Ahali. Peut-être tu n’en es pas au courant et peut-être tu ne connais même pas le journal Al-Ahali qui était une voix culturelle libre et contestataire à une époque où personne n’osait ouvrir la bouche. Ce n’est pas grave. Passons et laissons alors tous ces détails pour écouter cette histoire dans laquelle tu vas trouver peut-être un titre attrayant pour en tirer une manchette éblouissante. 



- 6 -

 

Nous étions aux portes de l’AïdNajib était encore très petit. Je le prenais par la main, tachant de ne pas le perdre et nous partons vers les champs aux alentours du village, là où nous travaillons à l’aide de la technique du verre de terre. Évidemment, toi cher monsieur, tu ne sais pas ce que c’est la technique du verre de terre ? Nous nous mettions à tourner autour de l’arbre à coton pour ramasser les feuilles mortes pour qu’elles ne fassent pas pourrir le restant de la récolte. Je me souviens encore lorsque nous nous mettions à chanter : « le coton fleuri et toute la vie sourie », ou bien encore : « tu es tout en fleur coton du Nil. Que tu es parfait et plus qu’une fois, mil ». Nous mettons alors nos courts tabliers et nous attachons en bandoulière notre serviette qui contient notre repas pour toute une longue journée. Notre salaire quotidien, en tout et pour tout, est de cinq pennys que nous mettons dès notre retour, dans la paume de notre seigneur Père. Il nous a d’ailleurs très surpris en l’entendant nous dire un soir :

- Désormais, je ne vous prends plus votre salaire. L’Aïd s’approche et vous êtes des hommes maintenant. Chacun de vous travaillera et s’achètera lui-même de beaux habits à l’arrivée de l’Aïd

 

Pour nous, c’était un moment de Aïd en soi. Nous nous sommes mis à économiser de notre paie journalière et à mettre pièce sur pièce dans un pot de terre que Najib a dégoté je ne sais d’où. Je souviens le jours où il m’a dit, que Dieu ait son âme : « dans ce pot il n’y a pas de sous, ce qu’il y a dedans c’est la belle djellaba brodée de l’Aïd ». Il disait cela en caressant de sa main la surface rugueuse du pot, comme si c’était le tissu soyeux d’un vêtement. Il m’a fait tellement rire. 

 

A cette époque-là, il n’était pour moi pas plus d’un petit frère avec qui – ou de quoi – je jouais et qui ne pouvait rien faire sans mon aide. Si quelqu’un lui en voulait, son frère Tharwat intervenait pour lui rendre ses droits. Les choses se passaient ainsi tranquillement jusqu’à cette soirée bizarre : Nous étions attablés autour de notre diner lorsqu’on frappait à la porte fermée comme d’habitude. Najib s’est levé et ouvre aux visages d’une vielle femme traînant son chérubin derrière elle, le bras plâtré jusqu’au coup : 

Mohammad Afendi est ici, demanda-t-elle ?

Notre père, Mohammad Afendi s’est levé lui souhaitant la bienvenue.

- Je suis là, chère Madame, Faites - nous l’honneur de nous partager ce repas. 

- Merci Mohammad Afendi, mais ton fils a cassé le bras du mien ce qui m’a valu un penny chez le raboteur.

Mon père s’est retourné spontanément vers le dévoué de Dieu que je suis - car j’avais la renommer de frapper injustement les enfants du village – en criant :

- C’est ainsi fils de chien ?

J’ai hurlé : « ce n’est pas moi, père ».

Effectivement, je n’avais jamais vu ce garçon ni son bras non plus auparavant et je ne vois pas de quoi parlait cette vieille qui vient ainsi jeter son malheur sur nous. 

J’étais ensuite étonné de l’entendre dire : « non Mohammed Afendi, ce n’est pas Tharwat ».

Najib était toujours pareil à lui-même, même si les enfants du quartier ont pris l’habitude de le frapper et de se venger sur lui contre mes agissements.  Pour cela il était curieux et étonnant d’entendre la vielle femme dire : 

Najib, c’est Najib qui a cassé le bras de mon fils.

A cet instant, pénètre dans mon oreille le hurlement de Najib comme s’il était piqué par un serpent venimeux : 

- Moi, vieille traitre ?

L’enfant répond avec un affront plus grand que celui de sa mère :

- Oui, c’est bien toi ?

- C’est moi qui ai cassé ton bras ?

- Bien sûr que c’est toi ?

- Mon père jeta un regard terrible à Najib et lui dit avec force :

- Puisque c’est comme ça, fils de chien, tu vas voir.

 

On avait dit que l’impulsivité et le chauvinisme sont choses ancrées dans notre famille bénie et je vous certifie que c’est ainsi. Le père n’a donc pas pris le temps pour comprendre ni de discuter. Il monte illico dans la chambre et revient avec le pot de Najib dont il vide le contenu dans le pan de la vieille. 

- Tu veux faire le caïd ? vas-y alors et tu verras comme tu vas fêter ton Aïd

 

La vieille est parti ainsi avec les sous dont Najib comptait acheter la belle djellaba et resta planté, ébahi devant le pot lamentablement vide. Comme s’il tirait un grand plaisir à rendre les choses très compliquées autour de lui. Je me trouvais souvent lui répéter : « Najib, la vie est déjà assez compliquée, n'en rajoute donc pas. Cette vieille n’est qu’une escroc comme tant d’autres, pourquoi persiste-tu à la traiter d’ogresse et la couvrir d’un halo de mystère ».

Mais c’est ce qu’il va s’entêter à écrire mil et une fois encore dans son poème « Oummyates » dans lequel il tirait à beau portant sur les intellectuels et artistes de sa génération. Il était dans un état de persécution perpétuelle par les services de renseignement jusqu’à ce que la confrontation avec ces services, a eu lieu en 1969 et fut placé à l’hôpital Abbaçya. Il ne fut extirpé que grâce à l’intervention de mon père.  Peut-être te souviens-tu de son fameux poème qui a retourné la terre entière dans les années cinquante et lui a fait une publicité retentissante ? Je veux dire ce poème intitulé « La chaussure » et dans lequel il raconte comment le Maire a frappé notre père de sa sandale pour le punir d’avoir tarder à payer un dû. Mais en réalité le Maire n’a fait que lui effleuré l’épaule avec une baguette en lui demandant de pas tarder encore une fois à rendre son dû. Le Maire était en fait un ami du père, et tout dialogue entre les deux ne déborde pas le cadre d’amitié. Tout était à mil lieux de la manière dont Najib a perçu et reconstruit l’événement dans son fameux poème :

 

La sentinelle, tendant une main de fer 

Me colla à la porte du couloir

J’ai vu alors, puis-je jamais oublier

J’ai vu le Dieu enlever sa chaussure

Et retomber comme un torrent sur mon père. 

 

Mais de quel couloir parle-t-il et de quel Dieu s’agit-il ? Si au moins j’arrive à comprendre d’où lui viennent ces idées ? Que Dieu ait pitié de nous tous, ceux qui sont déjà mort et ceux qui attendent leur tour.

 

 

- 7 -

 

Je vois que tu as cru à cette petite histoire, toi, jeune journaliste bien élevé. 

Veux-tu maintenant connaître l’histoire du poète défunt à l’hôpital Abbaçya ? Tu veux connaitre la vraie histoire ? L’histoire vraie est que le défunt, Dieu ait son âme, était pris d’une passion de se construire un drame pour y vivre, pour souffrir et faire souffrir autour de lui sans raison. Une vieille femme malveillante, comme tant d’escrocs dans ce village, vient exploiter la crédulité d’honnêtes gens de la classe moyenne que le destin a décidé de plonger parmi ces populaces. Une vieille malveillante qui se pointe en inventant une histoire lui permettant d’en tirer profit. Quant à Najib, il ne cesse depuis, de broder autour d’elle tant d’histoires. Il a noirci des tas de pages autour de cet incident et à chaque fois, il en tire le portrait d’un personnage sombre et mystérieux tel la Ghoula, notre mère à tous. Dans son journal, « Le chevalier des temps modernes », non publié encore et sur lequel la dame qu’il avait épousée en Russie, avait mis la main, Najib a bien écrit que le personnage mystérieux et sombre de cette vieille n’a jamais cessé de le poursuivre et sans raison aucune. Il en parlait ainsi comme s’il jouissait dans la provocation de problèmes, de la tristesse et des malheurs.  



- 8 -

 

Voici une autre histoire, peut-être elle t’aidera à comprendre. 

Depuis des jours très anciens et lointains, mon père avait déjà pris sa décision avec netteté : Tharwat sera destiné au labeur et au travail dur, tandis qu’à Najib revient la mission de lui réaliser son rêve de création et d’écriture. Un jour, Najib et le Père étaient dans une pièce de la maison en train de discuter poésie. Mais avec toute tranquillité, Najib s’est permis de dire à propos d’un poème écrit par le Père : « c’est classique, mal écrit et en plus n’a aucune valeur ». Le père n’a trouvé alors que de lancer son stylo dans le visage de son fils qui, en quittant la pièce, se tourna vers moi en grommelant entre les dents, pour que le premier ne l’entende pas : « Dictateur ». 

 

Est-ce que cette histoire te dit quelque chose ? Est-ce qu’elle t’explique quelques aspects des perpétuelles confrontations de Najib avec son père, ses amis et la plupart de ses collègues, intellectuels et artistes de son temps ? Je reconnais avoir été souvent dans l’ignorance de ses comportements et les pulsions qui les motivent, dans l’ignorances de ses suspicions éternelles envers les autres et ses sentiments indécrottables que personne ne l’aime -, même envers son père qui ne s’est occupé de personne autant que de Najib… Il l’a véritablement pardonné même lorsqu’il a abandonné ses études de droit, dont rêvait mon père, pour leur préférer des études de cinéma. Si c’était moi qui ai agi ainsi, il m’aurait sans doute tué. Mais avec Najib il n’a fait que rouspéter et grommeler deux mots entre ses dents pour le laisser tranquille ensuite. Et pourtant, Najib à en fait tout une tragédie sur laquelle il a écrit son recueil de poème « L’exigence de l’exigible » où il reconnait son désintérêt pour ses études universitaires : 

 

Je passais d’un niveau bas au supérieur

Par Dieu, ne me demande pas comment

Et avec quel mérite

Car j’étais le plus faible, 

Comme si j’étais anémié. 

 

Après quoi, il commence sa trajectoire d’acteur, qu’il n’a d’ailleurs pas réussi comme il aurait espéré. Par contre, il a réussi à décrocher une mission en Russie, ce qui nous a grandement étonné à l’époque puisqu’il n’arrêtait pas de se plaindre d’être persécuté par le pouvoir et par les renseignements généraux, qui disait-il, surveillaient ses agissements. 

 

Eh, oui. Tout est écrit. Et ce qui est écrit sur le front, l’œil finit par le percevoir. Maintenant Najib est entre les mains d’un Dieu clément et miséricordieux. Il est ainsi en paix avec tout ça. Néanmoins, le souvenir est la porte des malheurs anciens que l’oubli ne plie jamais. Avant le voyage de Najib de quelques jours, je me souviens encore d’une discussion entre nous trois ; mon père, Najib et moi, que Dieu ait pitiés de nous tous. C’était quelques jours avant son voyage en mission, mon père a pris soin de le prévenir de ne pas commettre l’irréparable : « Mon fils Najib, laissons de côté la politique. Occupe-toi des études et reviens-nous avec un diplôme, comme ça tu honores l’art pour lequel Allah t’as mis en vie » ; « Écoute Najib, la bonne occasion n’arrive qu’une seule fois. Cette mission est une occasion unique, ne la perds donc pas ». « Dieu te protège des mauvaises passes. Préserve-toi et nous avec et ne nous pousse pas à regretter l’espoir que nous plaçons en toi ».

 

Najib est parti pour qu’aussitôt nous reviennent les mauvaises nouvelles : Najib se dispute dans un bar avec ses collègues, frappe un officier Russe et s’est fait arrêter ; Najib adhère aux communistes égyptiens à Moscou ; Najib saute à l’estrade et prononce un discours dénonçant le pouvoir dictatorial et répressif de Nacer en Égypte et en Syrie ; Najib, mon petit frère, que je connais comme je connais la pomme de ma main, et dont je peux deviner avec exactitude le sentiment qu’il a pu éprouver suite à ce piège où il s’est trouvé pris, après cet acte injustifié de sa part, lui qui ne connait rien à la politique. Son malheur a coïncidé avec sa plongée dans les alcoolisations qu’il a appris là-bas des maudits russes qu’il avait fréquentés et avec qui. Il avait vécu en épousant une de leurs femmes. Il a même fini sa vie là-bas après avoir abimé son foie pour revenir ici, sans femme ni fils, complétement solitaire et mourir enfin entre mes mains à l’hôpital Hussein. Que dieu ait pitié de ton âme, mon frère Najib et t’accorde sa miséricorde. 

 

Et avec chaque nouvelle qui nous parvient de lui – y compris celle de son mariage avec la Russe – nous comprenons encore mieux sa descente décidée en enfer. Jusqu’au jour où nous avions reçu de lui cette lettre étrange dont tu peux prendre une copie et me rendre l’original. Dans cette lettre il demande à mon père de lui envoyer tout ce qu’il trouvait de vêtements d’été et d’hiver. 

« Maintenant et tout de suite, écrit-il, même si cela exigeait de t’endetter ou de vendre une parcelle de terre. Fais quelque chose, Père. Je connais les limites de tes moyens. Je ne t’aurais pas demandé au-dessus de tes moyens et n’aurais pas apprécier de profiter d’un centime de ce qui doit servir à la subsistance de mes sœurs LeilaNahedHoudaMerfet et Maïsa, s’il n’y a pas quelque chose qui me force à formuler cette demande. Père, dès la lecture de la lettre, lève-toi de suite et va acheter tout ce que je te demande sans exception. Fais comme si ma mission va durer une vingtaine d’années. Envoie-moi tout ce que tu peux trouver : chemises, pantalons, chaussures pyjamas… etc.

 

Et même s’il m’arrive d’oublier, je n’oublierai jamais la voix cassée de mon père qui, après m’avoir lu cette lettre dans une soirée triste de l’année 1961, me disait avec un ton de désespoir : 

- Que dieu me console de ton frère. Il est désormais mort pour moi et je secoue mes mais de la poussière de sa tombe. 

 

Je savais pourtant que ce n’était que parole. Car lorsque Najib est revenu en Égypte et devenu une star brillante dans le ciel des année soixante et malgré qu’il ne  s’est même pas donné la peine de nous rendre visite ou de rendre visite à son père ne serait-ce qu’une fois, se limitant à quelques appels téléphoniques, celui-ci est resté préoccupé tout le temps de son état et même lorsque nous avions appris par hasard son mariage de Moushira Mohsine.

 

Je sais, cher journaliste que tu as sûrement révisé et augmenté l’histoire de cette Moushira comme l’ont fait ceux qui t’ont devancé et tu ne vas certainement pas être contentent de ce que je te dis d’elle tout comme ils n’étaient pas contents. Toutefois, je te dis mon opinion avec neutralité et vérité, Allah m’en est témoin. 

 

***

 

Quant à Moushira, son histoire en est une. En passant dans la vie de mon frère, elle a perdu comme personne. Nous n’avions appris leur mariage que par le bais des journaux.  En signant son contrat de mariage avec mon frère, elle n’avait absolument pas idée de ce qui allait lui arriver, elle qui était franchement belle.  Elle ne savait pas qu’elle allait tomber dans un scandale tonitruant la poursuivant jusqu’à sa mort. Il suffisant qu’on prononce son nom pour l’assistance piaffe en répétant ce que Najib a écrit sur elle dans son fameux poème « Oummiates ». En vérité, je ne la défends pas contre ses envies de profiter de lui, car lorsqu’elle a épousé Najib vers 1964 ou 65, on n’entendait et ne voyait que lui : pièces de théâtre, articles et poésie qui coulait de lui somme d’un robinet. En particulier sa pièce de théâtre « Yacine et Bahia » qu’il a écrite à partir d’une histoire vraie dont j’étais moi-même un des témoins, ici à Akhtab, notre village. Cette pièce a fait le buzz à cette époque au point que les journaux et les magazines ne parlaient que de lui et de sa pièce. 

 

Mon père achetait tout ce qui s’écrivait à propos de son fils, découpait les textes et les rangeait dans des dossiers et ce malgré que Najib ne cherchait pas à avoir de nos nouvelles, sauf quelques coups de téléphone de temps à autre. 

 

Najib était dur avec les autres et avec lui-même en premier lieu. Imagine ! Il a accusé sa seconde femme d’infidélité et je te laisse deviner avec qui ? Avec Najib Mahfoud. Tous ceux qui connaissent Mahfoud et connaissent sa réctitude et sa prudence perpétuelle se rendra compte de la futilité de cette accusation et de son improbabilité. Mais c’était ainsi mon frère. Il s’est fait souffrir et a fait souffrir les autres sans raison. 


 

- 9 -

 

Le cœur de mon père est resté accroché à Najib d’une manière étrange. A l’instant même où il a appris l’arrivée de sa femme russe en Égypte, il a couru au Caire la chercher, lui qui ne quitte jamais son village quoi qu’il arrive. Il l’a amené ici pour qu’elle joue son rôle d’européenne civilisée dont le destin a jeté parmi de sauvages cultivateurs. Puis il se met à chercher ici et là des appuis pour faire sortir son fils de l’hôpital Abbaçya dont il était placé pour raison de beuverie et bagarre avec des officiers de la police militaire. Nous vivions à l’époque la guerre d’usure avec ses mesures exceptionnelles. C’était aussi à la police militaire que revenait la gestion de pas mal d’installations vitales de points de passages et aussi l’hôpital Abbaçya, comme nous avions pu le comprendre par la suite. Et par miracle, Najib est sorti de Abbaçya au début de l’année 1970, mais il n’a pas tardé de se trouver fatigué à nouveau et entrée à la clinique Maâmoura à Alexandrie pour y passer trois années, dans le service du Dr Kamal Fawwal, le psychiatre célèbre. Et si Najib avait bien suivi les traitements prescrits par les médecins de l’époque, il serait resté encore vivant parmi nous, plutôt que de prendre les autres d’en haut dans l’unique but d’obtempéré à la demande de cet étrange médecin prénommé Jalal Saï.


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A la sortie de Najib de l’hôpital Maâmoura, Madame Sasha nous a carrément interdit de le voir, pour ensuite s’enfuir à son pays froid avec les deux enfants en le laissant tomber comme une merde. Nous n’avions pas pu nous en occuper convenablement qu’après la disparition de cette femme de sa vie. Il a passé les deux dernières années de sa vie avec nous dans cette maison. Ma fille Amal qu’il a connu petite et qui est journaliste maintenant, a écrit sur son oncle un joli article qui mérite d’être lu. Et contrairement à la période passée à l’hôpital Houssine, il est resté à plein temps ici avec nous jusqu’à sa dernière rechute et finalement mourir.

 

Et jusqu’à la dernière minute, il était confiant de notre attention à son égard et notre vigilance. Des crises de perte de connaissance le prenait de temps en temps du fait de l’insuffisance hépatique en phase terminale. Il se réveillait à peine pour voir quelques gorgées d’eau et se lance à prononcer des paroles incompréhensibles. 

 

Son visage me revient maintenant avec un sourir pale en disant à voix basse :

- Seulement maintenant je peux échapper à leurs manigances. Je vais alors rejoindre mon Maitre ainsi que la Milice Muette.

Il ferme ses yeux en murmurant d’une voix fatiguée :

Tharwat, veux-tu proposer un témoignage convenable à écrire sur ma tombe ? 

Puis il ajoute sans attendre ma réponse qui, dans tous les cas, ne l’intéresse pas vraiment :

- Écrivez : « Il n’est pas mort en héros mais en chevalier cherchant une victoire ». 

Il répéta sa formule plus d’une fois comme s’il en jouissait lentement. Et il s’aperçut que l’heure est venue :

- Sinon, qu’elle est ton avis, Tharwat ?

Il coupe la poésie et il coupe Tharwat ainsi que les témoignages sur les tombes en même temps. Sais-tu au moins Najib où nous en sommes ? Ne trouves-tu pas autre chose pour t’occuper l’esprit que ce que tu souhaites écrire sur la tombe dont tu ne seras pas conscient que tu es dedans et tu ne sauras pas qui le lira, si par hasard il s’y intéresse. Pourquoi nous fais-tu souffrir comme ça Najib ? Et je dis :

- Najib, tu n’as pas besoin de toutes ses considérations et mets ta confiance en Allah, l’unique. Le docteur nous a tranquillisé sur ton état qui lui parait très stable. 

- Ne t’en fais pas, homme d’espoir. Ce qui est fait est fait. Le rideau doit tomber et les acteurs doivent rentrer chez eux. Quant à moi, il ne me reste qu’à les rejoindre là-bas. 

 

Son regard porte au loin, comme s’il s’adresse à un lieu inconnu : 

- Il est temps pour cet étranger de s’adjoindre à vous… oh ! gens de la Milice Muette. 

Puis ajoute très rapidement, comme s’il tenait quelque chose qu’il craint de perdre :

- Bien sûr, bien sûr, vous avez raison, c’est le mieux en effet.

Puis il s’adresse à moi d’une voix affaiblie, pour prononcer ces derniers mots sur cette terre :

- Écrivez plutôt : 

Donquichotte, le temps est venu

A ce cœur blessé de se reposer

Creuse alors ici une tombe et dore

Et écris sur le granit

Toi qui veux retourner ma tombe

Aie pitié

Ici dors un cœur

Depuis un an où depuis mil ans

Ceci est mon squelette

La récolte de mes jours.

Pitié alors des os

 

Et avec un clin d’œil il ajoute dans ma direction :

- c’est encore plus dramatique ainsi. Ne trouves-tu pas Haj Aristo ?

Je n’ai rien trouvé à redire et j’ai gardé silence. 

Deux jours après exactement, nous avons exécuté son testament et avions écrit ce qu’il voulait qu’on écrive sur sa tombe. 

 

 

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Je ne pense pas que le journaliste allait me demander de l’accompagner sur la tombe de Najib. Souvent les journalistes se pressent à retourner au Caireavant la tombée de la nuit. Et même s’il me l’avait demandé, je ne ferais pas plus que lui indiquer le chemin, qui n’est d’ailleurs pas compliqué. 

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