✪ Dépression : réaction chimique ou impasse existentielle ?





 Résumé
Partant de la description épidémiologique de la dépression comme une des formes contemporaines majeures du malaise dans la civilisation, cet article* examine, d’abord, le “traitement” de ces états par le discours psychiatrique (autonomisation nosographique, médicalisation...), pour ensuite, en référence à la clinique analytique, repérer leur statut dans l’économie subjective comme effet d’un rejet circonscrit de l’inconscient. Rejet trouvant son appoint dans la tentation biochimique dominant le champ médical actuel.
 
Dans les temps qui courent, il n’y a pas un traité d’épidémiologie sur les maladies mentales qui ne laisse pas une place de choix à la pathologie dépressive. Tous rivalisent dans l’insistance sur l’extension de plus en plus croissante que prennent les pathologies dépressives dans le monde actuel. L'Organisation Mondiale pour la Santé estime que dans l'ensemble de la population mondiale, 5 à 10 % de personnes présentent des états dépressifs. De ce pourcentage, 10 % seulement sont soignés dont 1/5 est traité par des spécialistes (psychiatres), tandis que les 4/5 sont traités par des médecins non-spécialistes.
 
Des recherches américaines estiment qu'actuellement aux États Unis, 10 à 20 % des consultants de médecine générale sont des déprimés et dont la moitié rechutera une ou plusieurs fois. Par ailleurs, la fréquence de la dépression est 2 fois plus importante chez la femme que chez l'homme.
 
En somme, toutes les estimations tombent d'accord sur le fait que les états dépressifs se répandent de plus en plus dans le monde contemporain, et plus particulièrement dans les pays fortement industrialisés. La fréquence de ces états est aussi en augmentation dans les pays dits "en voie de développement" et ce à cause, entre autres, de l'urbanisation très forte et l'effritement du tissu communautaire et familial, promouvant un mode de vie très contraignant.
 
La prépondérance du discours de la science et de l'idéologie scientiste qui accompagnent l'industrialisation et l'hégémonie de l'économie de marché généralisée1, facilite un peu partout le glissement de la prise en charge du mal être vers sa médicalisation ; le médecin devient le seul lieu d'adresse de tout malaise existentiel autrefois partagé et assumé par les membres de la famille ou adressé aux instances religieuses.
 
L'expansion des thérapeutiques médicamenteuses (ex. l'utilisation de certaines drogues anti-hypertensives, le recours aux corticoïdes, l'application de certains régimes excessifs... etc, entraînent la floraison des états dépressifs dits iatrogènes.
 
Pour ces diverses raisons, la consommation des antidépresseurs a quintuplé ces vingt dernières années, tandis que, le suicide qui a progressé d’un tiers, a plus que doublé chez les jeunes de moins de vingt ans.
 
La foudroyante explosion de la demande de médicalisation du mal être est, comme l’exprime fort justement Zafiropoulos, étroitement liée à la «formidable ascension de “l’homme biochimique” dans notre modernité (et plus particulièrement dans notre champ scientifique) car le développement de cette demande est d’abord un effet de cette ascension2 ».
 
Ainsi et depuis quelque temps déjà, la dépression est en passe de se confirmer comme un des symptômes majeurs du malaise contemporain dans la civilisation.
 
Néanmoins, l’approche statistique de ces manifestations - fortement séduisant en raison de son apport quantifiant et de l’allure apparemment scientifique qu’il donne à voir, n'est pas sans cacher de sérieux problèmes quant à la saisie conceptuelle des éléments cliniques infiniment disparates et lâchement rassemblés sous l'appellation de "maladie dépressive".
 
Car, du reste, les définitions psychiatriques actuelles de la dépression, non seulement restent non précises et fluctuantes mais recèlent deux écueils de grande gravité pour la clinique de la dépression :
 
- l’acharnement évident à autonomiser les états dépressifs et à les isoler de leurs cadres nosographiques originels ; névrose et psychose.
- La défense d’un continuum diagnostique et pronostique de ces états des moins aux plus graves.
 
C’est un positionnement clinique qui a pour effet la liquidation certaine de la clinique différentielle promue et soutenue aussi bien par la psychiatrie classique que par la clinique freudienne.
 
Les états dépressifs ; le regard psychiatrique

Sous l'appellation de dépression nerveuse ou état dépressif on désigne en psychiatrie un état pathologique qui comporte essentiellement une perturbation sur le plan de l'humeur.
 
Cette perturbation qui génère une anxiété douloureuse, se répercute sur les fonctions intellectuelles et motrices et perturbe les fonctions instinctives.
 
Ainsi, la dépression constitue pour la psychiatrie une grande catégorie nosographique centrée sur les troubles thymiques. Elle  comprend des états très disparates dont la distinction incombe, en psychiatrie, au repérage des critères suivants :
- le symptôme dominant (trouble fonctionnel, repli sur soi, délire...),
- le degré de gravité de l'atteinte, plus particulièrement.
 
Ainsi, par exemple, de l'acte suicidaire. Si dans les dépressions dites "mineures" il ne dépasse pas en général son aspect de tentative en tant qu'appel, une demande d'aide à l’adresse d’autrui, dans les dépressions dites "majeures", il va - sans que cette discipline puisse en fonder suffisamment la raison - jusqu’à devenir le trait prévalent et constant, d'un désir profond pour la mort.
 
De cette manière, nous avons d'une part les pathologies dites majeures. Dans ce champ réservé aux atteintes qualifiées de psychotiques, puisque présentant des atteintes dites graves, on range la mélancolie, la manie, la schizophrénie... Atteintes pour lesquelles on a plus facilement tendance à avancer l'étiologie organique. D'un autre côté, on range les troubles dits mineurs, c'est-à-dire qui présentent moins de gravité et pour lesquels la psychiatrie se trouve amenée à mettre en avant des causes psychologiques et environnementales.
 
 
Étiopathogénie de la dépression et classifications psychiatriques
 
Repérer et décrire de manière clinique les comportements anormaux chez un individu, rassembler les troubles dans un groupement syndromique et les classer dans une catégorie correspondante dans l'ensemble des entités psychopathologiques déjà préétablies, c'est bien ce qui constitue l'essentiel de l'acte psychiatrique en matière de diagnostic.
 
Il est à noter que ces catégories nosographiques sont délimitées à partir des critères suivants :
 
A- la distinction des troubles à partir de leur gravité plus ou moins grande. L'évaluation de cette gravité dépend de l'évolution des troubles. Évolution qui peut être une résolution comme dans le cas de la dépression dite réactionnelle ou névrotique, par exemple, ou bien elle peut être une aggravation et une chronocisation pouvant se retrouver dans les dépressions psychotiques ou dans les dépressions appelées symptomatiques.
 
B- leur distinction à partir de la cause étiologique supposée ; origine psychologique, donc exogène ou organiques, donc endogène.
 
Quant à ce dernier point qui dans la psychiatrie classique constituait la cheville ouvrière de la clinique différentielle, il commence à se voir contester sa place centrale au profit d'une clinique notablement phénoménologique. A cet égard, deux tendances partage le champ de la psychiatrie moderne :
 
• La première tendance, plus récente, est celle qui rejette totalement toute utilisation des critères étiologiques des maladies mentales en se limitant à l'élaboration de catégories diagnostiques uniquement sur la base de repérage des symptômes. Dans cette tendance, la classification qui vient en tête et qui fait actuellement référence sur le plan mondial, c'est le DSM et ses diverses et multiples versions3.
 
Les auteurs du DSM partent du constat que l'étiologie des troubles mentaux est inconnue. Toute supputation sur l’origine étiologique des maladies mentales en psychiatrie est du domaine de l'hypothétique. La prise en compte de telles hypothèses, disent-ils, ne peut donc que « conduire à des prises de position théoriques sur la nature (notamment endogène ou psychogène) des troubles et risquerait de biaiser des recherches sans apriori sur les causes des symptômes constatés en clinique4 ».
 
Pour esquiver le malaise que les auteurs du DSM, et beaucoup d'autres par ailleurs, éprouvent face à la question de la cause des symptômes dépressifs, entre autres, ils annoncent, dans une fuite en avant, que l'approche a-théorique par eux adoptée à l’égard de l'étiologie « se justifie en premier lieu par le fait que l'inclusion des théories étiologiques constituerait un obstacle à l'utilisation du manuel par des cliniciens d'orientations théoriques différentes puisqu'il ne serait pas possible de présenter pour chaque trouble des théories étiologiques cohérentes5 ».
 
Cette classification adopte une position qui se veut donc a-théorique. Militant pour une clinique pure, ne voulant croire qu'à ce que, croit-elle, le réel voudrait révéler de lui-même et par lui-même, cette tendance à tenu à n'accorder foi qu'au regard, plaçant celui-ci dans une position d'objectivité absolue comme si ce regard, pris pour une surface virginale plane, ne lit ni ne déchiffre.
 
Par son vain refus de la théorie, cette position cherche à faire comme si le silence supposé du regard présente une garantie suffisante contre les parasitages discursifs qui l’encombrent immanquablement. Mais y parvient-t-elle ? Ne cache-t-elle pas ainsi un positionnement théorique d’autant plus exhibé et mis en avant qu’il est sournoisement voilé ?
 
Car n’est-ce pas une position pleinement théorique que de soutenir, par exemple, que "la dépression est ce qui guérit sous antidépresseur" ? En fait, pour soutenir l’étiologie neuro-bio-chimique des états dépresifs on maintient à croire que la pharmacologie pourait constituer un indicateur explicatif incontesté et cela au prix d’un renversement quasi-magique des faits et de leurs conséquences comme le fait E. Zarifian, par exemple, quand il écrit en 1986 : « il existe des antipsychotiques, des antidépresseurs et des anxiolétiques, il existe donc des psychoses, des dépressions, de l’anxiété. »
 
De ce point de vue, la réaction favorable ou non au traitement par antidépresseur devient l'élément principal dans le diagnostic différentiel des états dépressifs. N’est-ce pas là une apologie de l’explication organiciste et de la cause biochimique ? Et comment, les sujets engouffrés dans ces états, ne seraient-ils pas tentés, par le biais de la médicalisation, de mettre entre les mains de la science et plus particulièrement de la biochimie, leurs peines et souffrances existentielles ? L’idéalisation de la maîtrise neuronale des difficultés de la vie que prône cette position, ne peut que répondre parfaitement à l’espoir du patient dépressif à se déssaisir de sa participation responsable dans ce qui le taraude.
 
Que la psychiatrie médicale, par ses substances chimiques, puisse parfois parvenir, avec une facilité magique, à apaiser voire encager l’angoisse, à cela aucun doute. Mais la voilà enfin réussir d’une pierre deux coups : d’une part, faire reluire la brillance phallique d’une éventuelle maîtrise scientifique inscrite dans une perspective de maîtrise en pure perte. D’autre part, faire démettre des sujets, devant la responsabilité éthique de confronter la cruauté de leurs oracles dans leur bien-dire.
 
La dépression psychiatrisée entre médecine et psychanalyse.
 
• La seconde position psychiatrique est celle qui, dans l'élaboration des tableaux symptomatiques, accorde de l'importance à l'étiopathogénie des troubles mentaux. Pour cette tendance, les états dépressifs, selon leurs aspects et leurs évolutions, sont soit de nature endogène, c'est à dire organique comme dans le cas, estime-t-elle, des dépressions psychotiques, soit de nature exogène, c'est à dire psycho-environnemental dans le cas des dépressions dites mineures où les aléas de la vie et de la personnalité peuvent - tout en ne sachant d’ailleurs pas comment - jouer un rôle déterminent.
 
Avec cette tendance aussi, le problème reste entier car les modèles étiologiques n'ont pas une valeur explicative des faits analysés mais plutôt une valeur justificatrice de l'orientation théorico-idéologique sous-jacente à la démarche du clinicien.
 
Pour preuve, le recours à tel ou tel modèle (organogénétique, sociogénétique et/ou psychogénétique), ne peut, rigoureusement, rendre compte ni de l'agent génétique ou bactériologique cause du trouble comme c'est le cas en médecine concernant les troubles organiques, ni de l'articulation signifiante en jeu, déconstruite dans le cadre du processus analytique. Pire encore, le recours à plusieurs modèles en même temps, sous prétexte d’une soi-disant exigence scientifique, de n’omettre aucune hypothèse, ou bien dans un souci d'équité, de n'en favoriser aucun, n’aboutit qu’à un saupoudrage pour le moins éclectique et syncrétique frisant le délire du savoir6.
 
Du côté de la médecine psychiatrique
 
La psychiatrie se veut une branche de la médecine. Sur le plan clinique elle tient à calquer sa démarche sur la démarche médicale.
 
La clinique médicale utilise certes l'entretien lors des consultations, mais cette clinique se base essentiellement sur la technique d’auscultation. Cette technique s'appuie fortement sur des outils et techniques d'examen et d'analyse de plus en plus performants et précis.
 
Les recherches dans les domaines de la génétique et de la biologie moléculaire en perpétuels renouvellement et progression découvrent les causes des dysfonctionnements organiques et non seulement garantissent à la pratique médicale les possibilités d'expliquer les origines de tels dysfonctionnements mais aussi lui fournissent les moyens d'agir efficacement.
 
En médecine, par conséquent, la connaissance précise de la cause et l'agent pathogènes permet une classification précise et stable du tableau clinique d'une maladie organique et de pouvoir agir efficacement sur le plan thérapeutique.
 
Tel n'est pas le cas en psychiatrie7 en tant que pratique médicale et ce à maints égards:
1- Sur le plan de la démarche, la clinique psychiatrique ne dispose que de l'entretien/observation comme unique technique d'investigation.
 
 2- A la différence de la médecine, la psychiatrie se caractérise par l'ignorance quasi-totale des causes précises des maladies mentales mais à s’entêter à calquer celles-ci sur les atteintes organiques, elle perd catégoriquement de vue ce qui les caractérise dans leur essence-même.
 
En médecine, clinique et étiologie vont ensemble, l'un pour l'autre est dans un rapport consubstantiel et dialectique. En psychiatrie, par contre, les recherches étiologiques restent de simples supputations d'ordre hypothétique sans grand rapport avec la méthode et sans grande incidence sur la pratique.
 
Prenons l'exemple de la position endogénétique et plus particulièrement celle qui avance la cause héréditaire et génétique de certains états dépressifs. Comment une telle position procède-t-elle pour aboutir à ses conclusions ?
 
Pour défendre l'hypothèse génétique de certains états dépressifs, le courant organogénitique de la psychiatrie se base principalement sur les modalités de recherche suivantes :
 
1- l'étude de l'arbre généalogique avec le repérage de la fréquence statistique de cette affection au niveau de la parenté du malade (ascendants, collatéraux, descendants),
2- l'observation comparative de la pathologie chez des vrais et des faux jumeaux. Cette méthode se base sur l'hypothèse que "si une affection est plus souvent concordante chez les vrais jumeaux que chez les faux jumeaux, la composante génétique est très probable".
 
Peu importe les résultats qui sont par ailleurs le plus souvent contradictoires et improbables. Il importe de signaler que les recherches psychiatriques sur les causes génétiques se basent sur lesextrapolations statistiques et donc les déductions probabilistes  comme unique moyen d’argumentation scientifique.
 
L'étiologie en psychiatrie ne peut ainsi fonder logiquement les classifications de celle-ci car elle ne peut effectivement expliquer l'origine des troubles mais vient justifier telle ou telle classification.
 
C'est bien pour cette raison, en effet, que les classifications des maladies en psychiatrie sont beaucoup moins stables qu'en médecine. C'est aussi pour cette raison, que ces classifications se voient perpétuellement subir des bouleversements et des transformations suivant les penchants théorico-idéologiques des cliniciens.
 
Du coté de la psychanalyse
 
Nous avons vu plus haut que, sous le qualificatif "dépression", la psychiatrie décrit une nébuleuse d'états physiques et psychiques très disparates dont aucune considération étiologique sérieuse ne vient fonder l'articulation et proposer pertinemment la logique interne de tels regroupements syndromiques.
 
Nous avons vu dans les descriptions précédentes, combien les désordres de toute sorte (biologiques, physiologiques, comportementaux...) se côtoient sans pour autant toucher l'articulation dialectique qui les commande et les justifie.
 
La psychanalyse, de son côté, va, au delà des signes apparents de la dépression, à la structure clinique qui les fonde et leur donne leurs articulations particulières. Comment procède la clinique analytique pour articuler structurellement ces manifestations disparates et pour les ordonner à travers une clinique différentielle rigoureusement établie ?
 
Les  manifestations symptomatiques de la dépression ne sont plus abordées hors transfert. Celles-ci sont plutôt saisies comme effet de la structure, c'est-à-dire, liées à la dialectique du désir et les avatars de la demande d'amour du sujet à l’Autre. De ce fait, on passe du degré de gravité des troubles comme critère principal dans l’assemblage des signes, au repérage du rapport du sujet au désir et à la jouissance de l’Autre, de la position qu’il y prend en tant qu’objet phallique et de l’effort qu’il y met pour s’en dégager et s’y resituer.
 
La découverte de l’inconscient a, depuis Freud, pour effet d’opérer irrémédiablement un déplacement, voire un renversement dans l’ordre de la causalité dans le domaine de la psychopathologie.
 
La reconnaissance de l’existence du sujet de l’inconscient et donc de sa décision imprévue quoique surdéterminée, font échouer tout déterminisme à priori de la causalité psychique. De ce fait, la causalité que promeut la psychanalyse ne fait pas série avec celle – fut-elle multifactorielle ; bio-psycho-sociale – avancée par le courant organiciste. Elle introduit plutôt un hiatus entre les déterminations postulées et les effets produits.
 
 
 
La dépression dans  la clinique freudienne
 
Chez Freud, la discrimination entre les structures subjectives, dont la névrose et la psychose principalement, se fait, non pas à partir des signes symptomatiques comme dans la clinique psychiatrique, mais essentiellement à partir des mécanismes en jeux dans la dynamique des instances psychiques.
 
Le ça, le moi et le surmoi sont les trois instances de l'appareil psychique. Mais ces trois instances n'ont de valeur intrasubjective que par rapport à  une quatrième autour de laquelle elles s'articulent et fonctionnent. Il s'agit de ce que Freud appelle le monde extérieur, ce qui, pour lui, est synonyme de la réalité psychique et plus précisément de la réalité de la castration8.
 
Comment alors s'agence la dynamique de ces instances dans la névrose et dans la psychose selon la perspective freudienne ?
 
Aussi bien l'une que l'autre de ces organisations psychopathologiques sont structurées autour d'un conflit, mais si le conflit qui fonde la névrose est entre le moi et le ça, celui qui caractérise la psychose est entre le moi et le monde extérieur.
 
Dans la névrose, le moi a le dessus du ça et fait tout pour ne pas laisser et ne pas se laisser déborder par les exigences pulsionnelles du ça. Freud écrit expressément que dans la névrose le moi corsète le ça et le bâillonne. Mais quels moyens le moi se donne-t-il pour dompter les pulsions ? C'est par le refoulement, nous dit Freud, à la particularité près que le refoulement dans la névrose est caractérisé par son échec. Le ça corseté et bâillonné pour un certain temps finit par prendre sa revanche sur le moi, non seulement en faisant échouer ce refoulement en tant que position défensive du moi mais en faisant émerger les motions pulsionnelles frappées de refoulement sous forme de symptômes.
 
Toutefois, dans la névrose, ce moi qui commande le ça, est commandé à son tour et en définitive par le monde extérieur et ce par l'intermédiaire du surmoi.
 
Dans la psychose, à l'inverse, le moi n'est pas commandé par le monde extérieur mais c'est lui qui commande ce dernier. Dans ce cas là, le poids de la réalité, la fonction de la castration  ne prévalent pas sur les exigences du moi qui a effectivement le dessus sur le monde extérieur. La raison en est que, dans le domaine de la psychose, il ne s'agit pas d'un échec mais plutôt d'un non fonctionnement du refoulement. Dans la psychose, aussi bien le refoulement que son échec, pièces maîtresses dans la névrose, n'ont pas du tout fonctionné. Pourquoi ? Parce que dans la psychose, nous dit Freud, la réalité du monde extérieur est évacuée au profit du moi et du coup ce dernier se trouve sous l'emprise du ça. Ainsi, dans la perspective freudienne, les instances de l'appareil psychique dans la psychose sont, en définitive, commandés par un surmoi délesté de la réalité de la castration et réduit, de ce fait, à un poste de commande qui ne cesse de commander de jouir, une sorte d’impératif catégorique de jouissance. C'est un surmoi terrifiant et vociférant car non tempéré par le refoulement et son retour et non enchaîné par les exigences de la réalité de la castration.
 
Par ailleurs, dans "Inhibition, symptôme, angoisse", Freud fait constater que le point de départ de la dépression est l'inhibition en tant que mécanisme défensif qu'il définit comme une sorte de "restriction fonctionnelle du moi"9.
 
De celle-ci, il distingue deux sortes dont, particulièrement, une restriction sous forme ”d’appauvrissement en énergie"10 du moi.
 
Dans cette catégorie, il place, entre autres expériences, le deuil où « lorsque le moi est impliqué dans une tâche psychique d'une difficulté particulière (...), il connaît un tel appauvrissement de l’énergie disponible pour lui, qu'il est obligé de restreindre sa dépense en beaucoup d’endroits à la fois11 ».
 
Il est à constater que la dépression est saisie là à travers le deuil comme modèle et à partir du "retrait du moi" qui le caractérise.
 
Elle est ainsi saisie comme effet "dans le moi" et non comme un symptôme dans son sens psychanalytique qui est une formation de l'inconscient.
 
C'est donc le registre de la perte d'objet qui intéresse le champ de la dépression et non le refoulement qui, lui, constitue le mécanisme principal de toutes les structures névrotiques, comme nous venons de le voir plus haut.
 
C'est justement pour cette raison que la dépression ne peut, dans la clinique proprement analytique, prétendre constituer une catégorie psychopathologique et encore moins une structure subjective mais un état transitoire, caractérisée par le retrait des investissements d'objet, retrait motivé dans le réel, comme dans le deuil, ou effet d'une inhibition dans le moi.
 
La dépression se caractérise donc par ce que Freud appelle "un désinvestissement du monde extérieur". Autrement dit, c'est le champ de l'Autre qui est concerné. Il ne s'agit donc pas d'un déplacement symbolique mais plutôt d'un dépeuplement symbolique 12.
 
Dans la dépression névrotique, «c'est la déstabilisation des signifiants dans l'Autre, un trou dans l'Autre qui inaugure, la série deuil, douleur, inhibition, dépression13.
 
La dépression traduit le vacillement de la position d'aliénation du sujet au désir de l'Autre. La vacillation du fantasme qui soutient le désir dans son interprétation du désir de l'Autre, entraîne l'irruption d'une jouissance d'un type nouveau pouvant selon les cas être accompagnée de certains effets, isolés, regroupés ou ensemble à la fois : angoisse, passage à l’acte, effondrement narcissique, extinction du désir... . C'est là où se situe le point nodal de la dépression.
 
Le fantasme est un scénario, un montage que le sujet s'est construit pour répondre et en même temps, pour parer au désir envahissant de l'Autre, à sa jouissance. L'angoisse s'empare du sujet quand le fantasme défaille dans sa fonction de réponse/parade au désir de l'Autre.
 
« Quelquefois, l'imprévu fait irruption, le fantasme ne suffit pas à assurer les retrouvailles du sujet avec lui-même et c'est alors l'angoisse et, à l'occasion, le déclenchement clinique de la névrose, l'apparition de symptômes perturbant le sujet lui-même. Ce déclenchement se fait toujours par la rencontre du sujet avec une jouissance inconnue de lui et qui ne se laisse pas réduire à la signification phallique que lui garanti le fantasme. C'est le fait de la rencontre d'une jouissance Autre que celle que croît maîtriser le sujet. Il n'est pas rare que le déclenchement s'accompagne d'un sentiment d'impuissance à faire face à cet imprévu. C'est alors ce qu'on appelle communément la dépression, qui n'est pas une affection en soi mais qui signe l'ébranlement du fantasme, la défaillance du sujet et son renoncement14 ».
 
Commentant la seule formule-programme qu’a émis Lacan à propos de la dépression15, Zafiropoulos précise que dans cette lâcheté morale, il s’agit moins « d’une faute contre la règle (morale) que [d’] une lâcheté de la pensée, au sens où l’on dit d’une pensée qu’elle est “relâchée”16 ». Les états dépressifs avec le relâchement de la pensée qui les accompagne induit indubitablement un rejet circonscrit de l’inconscient. Ce rejet momentané et localisé de l’inconscient, télescopant l’offre médicalisante, fait forcément démettre le sujet de son devoir éthique de bien dire pour retrouver dans la structure inconsciente, la loi de son désir.
 
 
Mots clefs
Dépression, psychiatrie, étiologie, psychanalyse, névrose, psychose.
 
 
NOTES
 
*Article publié initialement en 1998 dans la revue Annales de Psychologie et des Sciences de l’Education, Vol.14, 1998, Université St- Joseph, Beyrouth, Liban.
1 - Pour plus de détails sur cette question, voir l’article de M.-P. Simon cité en bibliographie.
2 - M. Zafiropoulos, Tristesse dans la modernité, Paris, Anthropos, 1996, p. 8.
3 - Dans leur avant propos de la version 3, les auteurs écrivent que le DSM est « l’œuvre psychiatrique qui a eu la plus grande diffusion mondiale ». Ils le qualifient aussi de «la référence qu’aucun psychiatre ne peut ignorer ». p. V.
4 - DSM 3, p. VI.
5 - DSM 3, p. VI.
6 - A. ELFAKIR, « du délire du savoir au savoir sur le délire ; le sexuel à l’orée de la psychanalyse », Étude Psychothérapiques, n° 12, 1996
7 - Dans le champ psychiatrique, écrit Zafiropoulos, « le savoir des neurobiologistes n’a jusque-là jamais été à l’origine d’une découverte thérapeutique », Op. Cit., p. 10. Plus loin il ajoute que « la découverte des médicaments psychotropes relève des démarches empiriques trouvant en “après-coup” des séries de rationalisations scientifiques dont aucune ne peut prétendre être vraiment à la hauteur du réel à cerner à savoir :
- le repérage précis des “zones biologiques” atteintes par le produit,
- les relations entretenues entre modifications biologiques obtenus par les psychotropes et les troubles psychiatriques repérés ». Op. cit. p. 26.
8 - Quelques années après la publication des textes : “Névrose et psychose” et “La perte de la réalité dans la névrose et la psychose”, c’est à propos de la structure perverse que Freud pose la réalité de la castration comme synonyme de ce qu’il appelait auparavant le monde extérieur. Des textes comme “Le fétichisme” écrit en 1927, et “le clivage du moi dans le processus de défense” écrit en 1938, en donnent des indications très précises.  
9 - S. Freud, Œuvres Complètes, T. XVII, trad. fr., p. 207.
10 - Ibid. p. 209.
11 - Ibid. p. 208.
12 - S. Cottet, La “belle inertie”, p. 77.
13 - Op. cit., p.78. 
14 - M. Strauss, « La vraie fonction du père, c’est d’unir un désir à la loi », In Gérard MILLER, Lacan, Paris : Bordas, 1987, p. 69.
15 - « La dépression [...] c'est simplement une faute morale [...] un péché, ce qui veut dire une lâcheté morale, qui ne se situe en dernier ressort que de la pensée, soit du devoir de bien dire ou de s’y retrouver dans l’inconscient, dans la structure. », Télévision, Ed. du Seuil, 1973, Paris, p. 39
16 - M. Zafiropoulos, Tristese dans la modernité, Paris , Anthropos, 1996, p. XI.
 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
 
 
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