✪ La mémoire pas sans l'oubli : de l'autisme




La réflexion que je propose sous cet intitulé aborde la question de la mémoire qui est, entre autres, un des thèmes du débat interdisciplinaire actuel entre neuropsychologie et psychanalyse. Elle portera sur un travail de recherche exceptionnel dans son genre [8], mené par un chercheur hors pair en neuropsychologie, Luria (1).


Mémoire et oubli en neuropsychologie


Pour situer le sujet, je rappellerai très brièvement que la question de la mémoire est une des thématiques privilégiées de la neuropsychologie. Elle y est abordée et définie comme une faculté qui, suivant des mécanismes spécifiques, reçoit et conserve les traces des perceptions et les restitue selon les circonstances. Cette mémoire peut être sujette à des dommages ou à des affaiblissements suite à des perturbations d’ordre organique, processuel ou événementiel. Dans ce cadre, le phénomène de l’oubli est considéré généralement comme la résultante d’une perturbation de la mémoire et d’un dysfonctionnement des processus de la remémoration. Il peut refléter, par exemple dans les cas extrêmes, un état pathologique de la mémoire quand il survient à la suite d’un traumatisme endommageant le cerveau affectant par ricochet le fonctionnement de celle-ci. Il peut être envisagé aussi comme l’effet de l’influence négative de certaines circonstances sur l’encodage des informations et de l’émoussement du souvenir dû à l’incidence du temps qui passe.

Dans tous les cas, dans cette perspective, l’oubli n’est appréhendé que comme défaut, comme déficit dans le bon fonctionnement de cette faculté. Une mémoire parfaite serait celle qui ne connaît pas l’oubli comme limite. Mais cette thèse, qui est partiellement juste, est mise à mal dans son fond devant les faits qui forcent à reconnaître, comme nous le verrons par la suite, que l’oubli est non seulement un mécanisme qui participe activement au bon fonctionnement de la mémoire mais aussi et surtout une fonction fondatrice de celle-ci, sans laquelle il n’y aurait tout au plus qu’un réservoir de souvenirs sans borne et sans principe organisateur, une sorte de caisse enregistreuse, sans qualité humaine en somme.

Cette idée, nous allons tenter de l’expliciter justement à travers l’exemple d’une mémoire « idéale » du point de vue de la neuropsychologie, dans le sens où elle ne connaîtrait pas de limite à ses propres capacités d’enregistrement.

L’homme qui n’oublie jamais rien


Luria nous relate le cas d’un jeune homme âgé d’une trentaine d’années, reporter dans un journal après avoir occupé successivement de nombreux emplois. Il mène une existence tout à fait normale jusqu’au jour où son rédacteur en chef constate avec surprise que son employé ne note pas par écrit les tâches quotidiennes qu’il a à effectuer et les rendez-vous à prendre. Il mémorise tout sans difficulté et sans la moindre omission. Il va même de façon involontaire et sans aucun effort jusqu’à enregistrer les tâches innombrables de ses collègues. Le rédacteur en chef, étonné par cette capacité phénoménale d’enregistrement des informations, lui propose d’aller faire évaluer sa mémoire par un psychologue.

Luria, alors jeune neuropsychologue, reçoit Cherechevski en laboratoire, lui fait passer la batterie de tests quantitatifs habituels. Après une longue période d’observation qui durera une trentaine d’années environ, il constate que des informations en nombre illimité se gravent sans difficulté aucune dans la mémoire de Cherechevski et se fixent définitivement sans perte ni émoussement.

Il propose d’abord des listes de mots et de chiffres à Cherechevski qui les restitue sans aucune difficulté, à la seule condition de séparer les éléments à engrammer par 2 ou 3 secondes d’intervalle, le temps de faire correspondre et fixer une image pour chaque élément. Pour confirmer ce résultat inattendu de son expérimentation, Luria rallonge ensuite les listes au maximum et les multiplie à l’attention de l’examiné qui parvient à les restituer avec la même exactitude, immédiatement après les avoir entendus ou après des dizaines d’années d’intervalle.

Voyant les listes s’allonger, Cherechevski « avait recours au procédé qui consistait à en “disposer” les éléments en file, procédé qu’il utilisa durant toute sa vie. Le plus souvent, il “alignait” ces images le long d’une route. Tantôt c’était une rue de sa ville natale ou la cour de la maison où il passa son enfance et dont l’image s’était fortement gravée dans sa mémoire […]. Cette faculté de transformer une rangée de mots en une rangée d’images expliquait la facilité avec laquelle Cherechevski reproduisait une longue liste, soit dans un sens soit en sens inverse, ou nommait le mot qui précédait ou suivait un autre » [8].

À l’issue de ces multiples observations et expérimentations, Luria arrive à la conclusion qu’il s’agit là d’un cas exceptionnel de remémoration mais qui peut toutefois présenter quelques défaillances.

Voici par exemple ce que dit Cherechevski à l’attention de l’examinateur, à propos de sa difficulté à se remémorer certains mots : « J’avais placé le crayon près de la barrière, vous savez, cette barrière dans la rue, le crayon s’était confondu avec la barrière et je passai sans l’apercevoir. […] La même chose est arrivée avec l’œuf. Il s’était confondu avec la blancheur du mur contre lequel il était placé. Comment distinguer un œuf blanc sur un fond blanc ? […] D’autres fois, si j’entends quelque bruit ou une voix étrangère, des taches apparaissent qui cachent tout […], ou bien des syllabes qui ne figuraient pas avant s’insinuent […] et je risque de dire qu’elles y étaient. […] Tout cela m’empêche de me souvenir » [8].

Ces erreurs que Luria estime avec justesse ne relever que de la qualité de perception, le sujet est parvenu à les corriger très facilement, par exemple, en agrandissant les images de sorte qu’elles soient plus visibles et donc facilement repérables lors de leur enregistrement et ensuite au moment de la remémoration.

Ainsi, après maintes vérifications, Luria conclut que ces lacunes et inexactitudes qui surviennent parfois ne relèvent en fin de compte que des conditions et circonstances de la perception des faits mémorisés et nullement de la capacité infinie de mémorisation du sujet.

L’approche quantitative de Luria :

de la mesure d’une mémoire à la compréhension d’une personnalité


En découvrant le caractère illimité de la mémoire du sujet, Luria se trouve très intéressé, voire même subjugué par ce phénomène incroyable et note, contrairement à l’habitude des expérimentateurs qui règlent tout à l’avance de peur de se laisser surprendre : « Je me voyais incapable de résoudre ce problème, élémentaire pour tout psychologue : comment mesurer l’étendue de sa mémoire ? Je lui fixai un autre rendez-vous, puis un troisième. D’autres rendez-vous suivirent, dont certains étaient échelonnés sur des périodes de plusieurs jours ou semaines, et même de plusieurs années. Ces rencontres ne firent que compliquer la situation de l’examinateur que j’étais » [8].

Très étonné donc, déboussolé même par cette mémoire sans limites et qui confronte la neuropsychologie classique à ses propres limites, il n’hésite pas à s’y risquer, se plaît-il à dire, comme Alice s’aventurant au pays des merveilles.

Il s’engage alors à apprécier les répercussions de cette mémoire hors normes sur les différentes facettes importantes de la personnalité, comme la pensée, l’imagination, le comportement, etc. Car, il pensait, en procédant ainsi, arriver à éviter ce travers propre à la neuropsychologie expérimentale classique qui consiste à focaliser son intérêt sur telle ou telle fonction psychique en particulier (la sensation, la perception, l’attention, la mémoire, etc.) ou, tout au plus, sur le rapport d’une telle fonction avec telle autre (la sensation et la perception, l’attention et la mémoire par exemple) au détriment d’une vision plus globale de la personnalité.

Luria cherche donc à travers cette étude à aller au-delà des mesures chiffrées pour « découvrir comment le développement exceptionnel d’une activité mentale de l’individu (la mémoire) transforme l’ensemble de sa vie psychique et, partant, sa personnalité » [8].

Mais, en plaçant ainsi le caractère exceptionnel de cette mémoire au fondement même de l’ensemble de la personnalité de Cherechevski, l’auteur n’est-il pas retombé dans le même travers de la neuropsychologie classique qu’il cherche à éviter ? Car, d’une part, comment saisir avec justesse l’incidence de cette mémoire sur l’ensemble de la personnalité du sujet si elle reste pour l’auteur « aussi difficile à comprendre », même si elle est devenue pour lui « parfaitement claire » sur le plan de la mesure. D’autre part, cette mémoire sans limite ne demeure pas moins une des facettes de la personnalité de ce sujet et, de ce fait, nécessite d’y être replacée et expliquée.

En effet, comment Luria peut-il la comprendre et du coup l’expliquer si tantôt il se limite à constater que cette mémoire obéit « aux lois de la perception et de l’attention plutôt qu’aux lois de la mémoire », tantôt il la ramène à la détermination héréditaire2, notion aussi floue qu’inconséquente, comme ultime explication de ses caractéristiques particulières ?

L’oubli de l’oubli : le cauchemar de Cherechevski


Pour notre sujet donc, se souvenir n’est pas chose difficile et il confirme ainsi ce que Freud soutenait déjà depuis 1909. Celui-ci nous rappelle que se souvenir n’a rien d’énigmatique, ce qui l’est par contre c’est le phénomène de l’oubli qui a partie liée avec le refoulement des motions pulsionnelles. « Notre oubli normal, écrit-il, est peut-être la scène où s’ébattent nos refoulements insatisfaits, c’est pourquoi l’enfant qui refoule peu dispose d’une bonne mémoire » [3]. Cependant, cette affirmation ne nous autorise pas à avancer que celui qui ne passe pas par le processus du refoulement disposerait pour autant d’une mémoire excellente.

Le fait de ne pas pouvoir fonder sa mémoire et sa pensée sur le refoulement est à notre sens plus problématique. Autrement dit, si on considère avec Freud que cet oubli normal nécessite toute notre attention en tant qu’il est le lieu de nos refoulements quotidiens, il reste à relever une dimension encore plus fondamentale de l’oubli et qui correspond à la dimension du refoulement primaire. À l’instar de celui-ci, l’oubli est donc une opération nécessaire, fondatrice du fonctionnement même de la mémoire et de la pensée en général. « L’oubli, écrit Gori, n’est pas un dysfonctionnement du souvenir, il en constitue la condition même, la structure fondamentale » [5].

Revenons à notre sujet. Si Cherechevski, tout comme le note Luria, parvient à corriger ses erreurs de perception, il reste néanmoins confronté à un problème de grande importance. La question qui le tracasse le plus, nous dit Luria, c’est de savoir « comment apprendre à oublier ? » Autrement dit, comment parvenir à limiter le flux intarissable des images qui débordent la capacité organisatrice de son moi et aussi comment réussir à réduire le stock des images parasitant gravement l’ensemble de ses opérations de remémoration, voire de sa pensée dans son ensemble. Pour ce faire, Cherechevski bricole un certain nombre de solutions : par exemple, inscrire sur des bouts de papier à jeter ou à brûler des notes et des informations de la vie quotidienne qu’il cherche à oublier mais, constate-t-il, « ça ne donnait rien, je continuais à voir mes notes en esprit… ».

Cette persistance des traces ineffaçables le poursuit comme un cauchemar et va jusqu’à envahir le métier de mnémoniste qu’il commence à exercer pendant la période d’expérimentation. En se produisant sur scène, parfois pendant plusieurs séances d’affilée dans la même salle, il craint la confusion et s’invente des techniques qui, même dans les situations les plus délicates, le sortent ponctuellement d’affaire.

Voilà donc comment se présente cette mémoire qualifiée par Luria de prodigieuse et exceptionnelle mais qui, à notre sens, reste sans borne et donc sans qualité humaine du fait du défaut de la fonction fondatrice que constituerait en son sein l’oubli dans le sens du refoulement, surtout dans sa dimension primaire, originaire. Dans ce sens, l’oubli, avant d’apparaître secondairement comme déficit limitant les capacités naturelles de la mémoire, est d’abord et avant tout la condition de celle-ci et son fondement même3: « L’homme, écrit Pommier, a tout de suite été confronté à la signification phallique de son propre corps pour sa mère : il s’agit d’un symbole traumatisant et même du seul symbole au sens plein qui va reconquérir un effort constant d’intelligence et croissance […]. Cette énigme est un trauma, et la remémoration des mots procède de ce traumatisme de la rencontre avec l’Autre […]. Les événements de l’existence tentent de répondre à la question que pose le symbole : ils essayent, mais n’y parviennent pas. En ce sens, la mémoire humaine est contrainte à l’invention et à la fiction devant n’importe quel événement, qui signifie toujours plus ce qu’il est […]. Cette sorte de retard constant de la mémoire par rapport à un événement premier informalisable devrait constituer un handicap. C’est au contraire ce qui rend l’invention nécessaire » [11].

Pour étayer cette idée, notre démarche consistera à reconsidérer ce matériel expérimental unique en son genre par son ampleur dans le champ de la neuropsychologie à partir de certaines données théoricocliniques de la psychanalyse, et en particulier relativement à la clinique de l’autisme dont me semble relever la position subjective de Cherechevski.

En effet, chez les sujets autistes dits de haut niveau, certaines facultés ou fonctions de la personnalité, telle la fonction mnémonique dans notre exemple, sont surinvesties et utilisées de manière hypertrophiée pour compenser mécaniquement certaines particularités subjectives dues à la position autistique. Celle-ci se caractérise par une solitude profonde du fait de l’inexistence de l’Autre du symbolique. De cette inexistence découle le défaut du signifiant primordial qui représenterait le sujet auprès de l’Autre et, conséquemment, la non-extraction de l’objet a qui prend à sa charge les retours de jouissance.

Le sujet qui, de manière générale, est appelé à se positionner dans une double opération constitutive d’aliénation puis de séparation par rapport à l’Autre du langage et de la jouissance rencontre d’emblée, dans la configuration de l’autisme, l’impossibilité de s’inscrire dans l’Autre du signifiant et reste fixé dans un en deçà de l’opération de l’aliénation. Pas d’Autre et donc pas d’objet a de ce fait pour le sujet autiste, ce qui le distingue du sujet dans la psychose qui, lui, accède à cette opération mais y reste fixé comme objet dédié à l’Autre jouissance. Plus loin encore dans ce processus, la séparation au-delà de l’aliénation est une opération que franchit aisément le sujet névrotique dans son pas subjectif pour se séparer de l’Autre, mais pas sans ratés cependant.

L’autisme, donc, est une position structurelle4 où l’absence de l’Autre laisse le sujet, sans l’aide d’une incorporation primordiale du signifiant, faire difficilement et douloureusement face au dérèglement et au déferlement pulsionnels. Néanmoins, il y parvient parfois grâce à la fonction du double comme opération défensive. Celle-ci l’aide à cantonner le déferlement de la jouissance et à reconstruire, tant bien que mal, l’image du corps. Par ailleurs, elle lui permet de reconquérir une position d’énonciateur et de mettre en place un Autre réifié, un Autre de synthèse, l’aidant à retrouver ainsi la possibilité d’un certain ancrage dans le lien social.

Dans ce sens, rappelons avec J.-C. Maleval que l’autisme est une position subjective « déterminée par un refus initial d’appel à l’Autre, induisant d’une part une carence de la position d’énonciation, et d’autre part une défense spécifique qui passe essentiellement par un double qui permet un certain cadrage de la jouissance, et qui offre une ouverture vers un Autre de suppléance réifié » [9, 10].

Pour l’heure, nous allons limiter notre propos à l’examen de deux aspects seulement de la problématique autistique de notre sujet5 : la question du double réel en lieu et place de l’identification primordiale lui faisant défaut et la question de la carence de l’énonciation laissant le sujet en deçà d’une appropriation des lois du langage et de la parole. Ces deux aspects se trouvent en lien étroit avec l’investissement hypertrophique de la fonction mnémonique chez notre sujet, investissement dans lequel l’examinateur, sans le savoir ou sans vouloir se l’avouer, occupe une place centrale.

L’expérimentateur de la mémoire comme double autistique


En ce qui concerne le double autistique de Cherechevski, les témoignages de ce dernier rapportés par Luria nous donnent quelques indications qui nous informent sur la place qu’il occupe dans l’existence du sujet ainsi que sur les différentes étapes de sa construction.

N’oublions pas que cette recherche expérimentale a duré presque une trentaine d’années, ce qui n’est pas sans avoir influencé la trajectoire de vie de ce sujet. Cette longue période d’expérimentation lui a fourni, en effet, les moyens pour corriger un certain nombre de lacunes sur le plan de la remémoration et, plus généralement, acquérir une stabilisation au niveau de son existence.

Sur le plan de l’enregistrement et du stockage des données, la relation d’expérimentation lui a appris, dans sa première phase, à agrandir le volume des images, à les placer judicieusement et sous un meilleur éclairage. Dans un second temps, il est parvenu à enregistrer des situations complexes en les réduisant en des détails conventionnels, en ramenant par exemple un cavalier à un pied avec un éperon. Ce procédé, qui n’a pas existé pendant la première période de l’expérimentation, « était devenu, nous apprend Luria, l’un des procédés de base à l’époque du travail en tant que mnémoniste professionnel ». En réduisant un tout en sa partie, il amène le sujet, vers la dernière étape de l’expérimentation, à l’élaboration d’un troisième procédé qui « devait graduellement devenir pour lui l’élément principal de son travail » et « qu’il avait perfectionné durant sa carrière de mnémoniste ». Cette méthode, fondée sur ce que Luria appelle la « sémantisation » ou « codage en image », mérite à notre sens d’être plutôt appelée la « scénarisation » des données à enregistrer puisqu’elle consiste précisément à mettre en histoire ou en scène les éléments à retenir et à en enregistrer la construction. Cette mise en scène comme méthode parfaite d’enregistrement redouble en quelque sorte la mise en scène du sujet lui-même en tant que sujet sur les scènes du music-hall dans sa fonction de mnémoniste, de maître de la mémoire en somme.

Aussi, dans ses procédés de remémoration des données enregistrées, le sujet indique clairement le poids du rôle joué par le personnage de l’examinateur. Même quelques quinzaines d’années après, Cherechevski rappelle parfois des informations en disant : « Oui c’est bien ça […], c’était dans votre ancien appartement, vous étiez assis devant la table et moi dans un fauteuil à bascule […], vous portiez un complet gris et vous me regardiez comme ça…, voilà, je vois ce que vous me disiez », et ensuite il énumérait sans la moindre erreur tous les éléments de la liste qui lui avait été donnée quelques années plus tôt [8]. La remise en situation du personnage de l’expérimentation affublé de ses insignes imaginaires s’avère être ici la condition indispensable et le lieu même de la réévocation des éléments engrammés par le sujet.

Nous avons vu que Cherechevski, sans doute cadré et orienté par l’intérêt très marqué de Luria pour sa mémoire, s’est engagé dans le métier de mnémoniste professionnel après être parvenu à bien maîtriser sa méthode particulièrement efficace de remémoration exposée plus haut. « Ces recherches, note Luria, se poursuivirent pendant de longues années, jusqu’à ce que, après avoir essayé plusieurs métiers, il finisse par se produire sur scène comme mnémoniste. Au cours de cette période, les processus de sa mémorisation, tout en conservant leur structure originelle, s’enrichirent de nouveaux procédés et subirent en même temps une transformation sur le plan psychologique » [8].

Son rôle de mnémoniste professionnel, se produisant dans des théâtres et des music-halls, non seulement permet à notre sujet de bien gagner sa vie, mais aussi et surtout, comme le relève O. Sacks très judicieusement, d’acquérir « ainsi une sorte de stabilité intérieure » [8]. Ce processus, qualifié par Luria de « régulation automatique de son comportement », lui permettra assez longtemps, c’est-à-dire pour une bonne partie de la période l’expérimentation, de se garantir un certain ancrage dans le lien social. Mais il n’y parvient qu’avec la réalisation d’une relation d’identité parfaite avec son double où l’un se fond dans l’autre dans une mêmeté absolue mais salutaire.

Mais le temps passe et les bonnes choses comme les mauvaises ont toujours une fin. L’expérimentation, aussi excitante et longue soit-elle, doit s’arrêter un jour. L’expérimentateur, qui n’avait pas prévu les effets de ses recherches sur le sujet, ne parvient pas à en « mesurer » les incidences sur son devenir. Qu’advient-il alors de Cherechevski, devenu un grand mnémoniste par la grâce de l’expérimentateur qui, une fois le projet de recherche arrivé à échéance, se retire prestement ?

Il ne pouvait que redevenir tout simplement ce qu’il avait été : un être toujours en attente qu’un événement heureux ou qu’un personnage intentionné vienne à sa rencontre, le prenne par la main et le soutienne comme son double. Se laissant porter par ces rencontres, il occupera tour à tour diverses activités : figurant au cinéma, thérapeute traditionnel, directeur d’imprimerie, organisateur du travail dans les entreprises, etc.

Dans tout cela, Luria, tire, si j’ose dire, son épingle du jeu en ne retenant comme raisons à ce qui se passe, après cette longue vie « commune » avec son client, que ce qui incombe au caractère de son sujet-objet de recherche. « Il est resté tel un inadapté, fait remarquer Luria, après avoir essayé plusieurs métiers qui, tous, n’étaient que du provisoire ». Comment alors ne peut-il pas rester « inadapté jusqu’à la fin de ses jours, vivant dans une perpétuelle attente de quelque événement qui lui apporterait le bonheur ».

Mais cette identité assez stable que lui a procurée, pour une assez longue période, le métier de mnémoniste en tant que double imaginaire dans le réel ne s’est pas construite d’emblée, elle trouve ses racines et les possibilités de son aménagement depuis le jeune âge de Cherechevski.

Petit enfant déjà, se sentant contrarié de devoir quitter son lit de bonne heure pour aller à l’école, il se met à inventer une tactique pour y rester le plus longtemps possible. Il s’agit là, à notre sens, de l’invention pour la première fois de ce double à qui il délégua illico la charge de cette affaire qui l’incommodait : « Mais pourquoi lui n’y va-t- “il” pas ? Il se lève, s’habille. […] Le voici parti pour l’école. Donc tout va bien. Je peux rester à la maison tandis que lui s’en va ».

Parfois, il n’est pas content de son double : « Il va à l’école. Je suis fâché contre lui, pourquoi traîne-t-il ? ». Un peu plus tard, à l’âge de 8 ans, lors d’un déménagement dans un nouvel appartement où il n’avait pas envie d’aller, il raconte : « Mon frère me prend par la main et me conduit jusqu’au fiacre […]. Mais je ne veux pas partir et je reste à la maison. Je le vois (son double) à la fenêtre de sa chambre, il ne part pas. » Devenu plus grand, il lui arrivait d’utiliser le même procédé pour calmer une douleur : « Me voici dans le fauteuil (du dentiste) […]. Mais non, ce n’est pas moi, c’est un autre […]. Si ça lui fait mal, tant pis […]. Ce n’est pas moi qui ai mal, c’est lui […]. Et je ne sens pas la douleur » [8].

Ne disposant pas des orientations théorico cliniques analytiques récentes sur l’autisme, ni même des descriptions cliniques médicopsychiatriques systématisées et promues pendant son expérimentation par un Kanner [6] ou un Asperger [1], Luria ne peut que ramener ces phénomènes à ce qu’il appelle de façon très lapidaire, « l’imagination puissante et sans limites qui, contrairement à celle de l’homme moyen, fait dissoudre par sa force et son débordement les frontières entre la rêverie et la réalité » [8]. Pourtant Luria distingue avec justesse cet état de ce que les psychiatres qualifient de « dédoublement de la personnalité », et y voit plutôt un « rejet » par Cherechevski de sa propre personnalité. Remarque judicieuse en effet qu’il complète en notant que le fait de transférer « ses propres sensations et actes sur l’“autre” qui agit sur “mon” ordre peut dans certains cas contribuer dans une grande mesure à une régulation automatique du comportement » [8].

Effectivement, cette régulation automatique du comportement du Cherechevski finit, comme on l’a vu plus haut, par lui procurer une stabilité intérieure qui n’aurait pas pu se réaliser sans la promotion et la consolidation dans le réel de son double imaginaire. Sans l’aide de l’identification primordiale prélevée sur le corps du symbolique, ce double a permis au sujet, par le truchement du personnage du mnémoniste, de cadrer la jouissance autre qui lui revient dans le réel de sa mémoire sous forme d’une profusion de lettres, de chiffres et d’images parfaitement organisée d’abord mais hautement encombrante et prosécutive par la suite.

La carence de l’énonciation : le son plutôt que le sens


Mais il arrive parfois que cette fonction accomplie par le double ne soit pas toujours à sa disposition. Il suffit d’une inattention de sa part pour que son double s’émancipe de son contrôle et agisse à sa guise, d’une manière qui déplaît au sujet : « Je n’aurais jamais répondu comme ça moi, mais lui en est capable. C’est un manque de tact, mais je ne puis lui expliquer cette gaffe. J’ai eu un moment d’absence et il a profité pour dire ce qu’il ne fallait pas dire ». Dans ces circonstances « il est, note Luria, submergé par un flot de détails, de réminiscences épisodiques ; la conversation sombre dans la verbosité, les digressions se multiplient » et le sujet se trouve ainsi dans la plus grande difficulté à reprendre le fil de la conversation. Cherechevski le note lui-même : « Tout ça m’empêche de rester dans le cadre du sujet. […] Et si « moi » je ne prends pas les choses en main, ça ne mène à rien. Parce que “lui” ne se rend pas compte qu’“il” s’écarte du sujet » [8].

L’assise organisatrice de son discours que ce double procurait au sujet est d’une importante telle que le défaut, fut-il ponctuel, de son appui ramène le sujet à la désorganisation initiale de son énonciation car, au fond, les difficultés les plus périlleuses que rencontre Cherechevski, comme le note Luria avec justesse, sont « le fait de la nature même du langage » [8].

C’est donc la fonction même du langage et la prise du sujet dans ses lois qui semblent, en arrière-plan, poser problème pour celui-ci. En voici quelques illustrations brèves. Il est très embarrassé « lorsque la sonorité d’un mot ne correspond pas à son sens ou lorsque le même objet est désigné par des termes différents » [8]. Il reste totalement perplexe devant l’usage conventionnel des mots. Il n’y a dans cette affaire qu’arbitraire insupportable. De ce fait, les expressions langagières restent pour lui du domaine de l’impossible : comment peut-on « peser les mots » ou « fendre le cœur » par exemple ? Ce sont des formulations insensées et inadmissibles pour Cherechevski.

La poésie est aussi pour lui « une épreuve particulièrement ardue. Rien ne lui était plus difficile que de lire des vers et d’en comprendre le sens ». Cherechevski « se heurtait à des obstacles insurmontables dans la lecture des poèmes. Chaque expression engendrait une image ; les images se bousculaient, et il ne se trouvait plus dans ce chaos » [8]. Cette désorganisation primaire de l’énonciation du sujet, de son rapport à la parole, témoigne de sa prise, de son inscription problématique dans le langage et ses lois fondatrices. « Je me demandais, dit-il, comment les gens appliquent si habilement les mots dans plusieurs domaines. C’est un truc, un sophisme » [8]. Cette défaite de la fonction métaphorique du langage pour notre sujet n’est pas sans signaler la défaite de la métaphore du sujet Cherechevski dans son rapport à l’Autre primordial, l’Autre maternel.

Et voici qu’au fin fond de sa mémoire se trouve tapi le premier souvenir que sa conscience a nettement enregistré. Il s’agit d’abord d’objets inanimés : « J’étais très jeune, j’avais 1 an à peine […]. C’est l’ameublement de la pièce que je vois le mieux […]. Les papiers peints étaient bruns, le lit était blanc […]. Ma mère me prend dans ses bras et ensuite me recouche […]. Je sens le mouvement […]. J’éprouve la sensation de chaleur et la désagréable sensation de froid » [8].

Qu’en est-il alors de cette figure maternelle ? Des premières impressions qu’il a gardées de sa mère, dit-il, avant qu’il « ait appris à la connaître », c’est qu’elle « n’avait ni forme ni visage, c’était quelque chose qui se penchait vers moi et m’apportait le bien-être… D’abord on ne peut rien distinguer, rien qu’un petit nuage blanc, une tache… ensuite le visage apparaît, les traits s’accentuent. Ma mère me prend dans ses bras […]. Je ne vois pas les bras de ma mère, j’ai le sentiment que quelque chose va m’arriver après l’apparition de la tache. On me prend dans les bras […]. Je remarque les bras » [8]. La figure maternelle est là diffuse, vaporeuse, entre, au mieux le on impersonnel et le quelque chose qui, au pire, n’est pas loin de la figure de la mort sinon du néant, laissant le sujet sans représentation signifiante dans le lieu de l’autre.

Luria l’a entendu souvent se plaindre aussi de sa grande difficulté à retenir les visages : « Ils sont tellement inconstants, disait-il, ils varient selon la disposition d’esprit au moment de la rencontre ; ils changent constamment de couleur, se brouillent, et il devient difficile de se les rappeler » [8].


Résumons. Pas de signifiant maître qui désignerait pour le sujet son être de jouissance dans l’autre qu’il n’y a pas. Par conséquent, pas de refoulement originaire qui fonderait les identifications organisatrices de son monde et son existence ; sa réalité psychique en somme. Ainsi de ces innombrables souvenirs de sa prime enfance qui sont bruts, fragmentés et qui s’imposent à sa conscience sous forme de flashs extrêmement nets, immuables et dont aucune fantaisie ne vient nuancer le fond ni les contours, leur donnant une résonance particulière pour le sujet. Ainsi aussi pour ce travail de mémoire dont les procédés sont qualifiés par Luria lui-même en termes machiniques : celui-ci parle d’enregistrement et de stockage d’information plutôt que de rappel et de reconstruction des traces mnésiques, etc.

De ce fait, le terme de mémoire ne s’avère nullement approprié à ce travail du sujet – et il s’agit bien d’un travail subjectif —, travail compensatoire de ce qui fait effectivement défaut chez lui, c’est-à-dire rien de moins que la mémoire6. Cette excroissance interminable et ineffaçable de données et d’images enregistrées méticuleusement par notre sujet fait fonction de suppléance de ce défaut effectif de mémoire. Face à ce défaut, l’expérimentateur a fait office, dans le réel, de double imaginaire régulant pour une longue période les excès de jouissance faisant retour sur le sujet du fait de la déliaison et la dispersion des pulsions non soumises aux lois du langage. À travers son intérêt non désintéressé pour cet être « mnémoniaque », en le transmuant, sans l’avoir sciemment cherché, en mnémoniste, l’expérimentateur lui a offert l’occasion de réaliser, pour un temps, son être de sujet dans le jeu combinatoire des chiffres et des lettres7.

Sans la prise en compte de la position singulière du sujet dans la structure et de la décision insondable de son être de sujet en corrélation avec l’éthique du désir de celui, chercheur ou clinicien, qui s’y confronte, que peut avancer, dans ce domaine, une psychologie neurologique ou cognitive expérimentale, fût-ce dans son versant empathique, selon le vœu de Luria ?

NOTES

1. Alexandre Romanovitch Luria (1902-1977) est neuropsychologue de renommée internationale. Il a laissé dans le domaine de la neuropsychologie quelques centaines d’articles et une vingtaine d’ouvrages dont celui qui nous intéresse ici. Cet ouvrage publié en 1965 explore un aspect particulier de la neuropsychologie de la mémoire. L’intérêt précoce de Luria pour la casuistique freudienne lui fait beaucoup apprécier les études de type biographique car ce mode, écrit-il, « non seulement il allait dans le sens de la “science romantique” que je prônais, mais je l’ai choisi aussi, en partie, parce que je suis farouchement opposé à toute approche formelle de type statistique et chaudement partisan de l’étude qualitative de la personnalité : c’est-à-dire favorable à tout ce qui vise à mettre en lumière les facteurs sous-jacents de la structure de la personnalité » [8]. En guise d’illustration à cette « science romantique » ou à cette « psychologie concrète » qu’il cherche à promouvoir, il produit cette étude monographique comparée par O. Sacks dans son introduction aux grands exposés de cas cliniques de Janet ou de Freud.
2. Sur les seuls faits que le père se souvient de la place exacte des livres sur les rayons de sa petite librairie, que la mère citait de longs extraits de la Torah et qu’un neveu possédait également une mémoire remarquable, Luria ne peut s’empêcher d’affirmer qu’« il est hors de doute que sa mémoire est innée » [8]. Dans une perspective médicopsychiatrique, cette affirmation s’est vue conférée la valeur d’une thèse par J. Delay qui confirme que ces phénomènes mnémoniques ne peuvent être considérés que « comme des dispositions plus ou moins liées à une “bosse”… Elles peuvent s’allier aussi bien à une intelligence brillante qu’à l’imbécillité caractérisée » [2].

3. « L’oubli est le gardien de la mémoire » écrit J. Delay [2]. « Sans lui, précise-t-il, elle serait socialement inutilisable comme l’est la mémoire autistique ». Reconnaissons-lui ainsi l’avantage d’être le premier à avoir posé de façon sérieuse la question de la mémoire et de l’oubli dans leur rapport à l’autisme. Cependant, il réduit ce dernier à un pur déficit de la synthèse mentale et en fait une simple pathologie psychiatrique. De ce fait, nous ne pouvons partager sa perspective biologisante et évolutionniste selon laquelle cette mémoire dite autistique constituerait une sorte de mémoire dissociative et pathologiquement régressive d’une « mémoire sociale » adaptative et normale, d’essence sociologique vers une « mémoire sensorielle » que nous partageons avec les animaux et qui est de nature biologique. Pour lui cette mémoire autistique serait due à une dégénérescence et « une dégradation de la synthèse mentale la plus évoluée à l’automatisme le plus inférieur ».

4. La réflexion, me semble-t-il, la plus avancée dans cette perspective est celle de R. et R. Lefort [7].

5. Une autre question non moins importante chez le sujet et globalement dans la structure autistique et qui correspond à ce que Luria appelle « la pensée-vision » ou ce que Temple Grandin désigne comme « penser en image » sera particulièrement examinée dans un travail ultérieur.

6. Je fais, en effet, mienne cette définition que propose R. Gori dans « Le transfert : se rappeler sans se souvenir ? » in Logique des passions [4] : « La mémoire, écrit-il, c’est l’inconscient. Cette mémoire se formerait à partir de ce qui aurait été oublié ou de ce qui serait en train de s’oublier, ou encore à partir de ce qui n’aurait jamais été conscient tout en étant inscrit dans la réalité psychique comme écho des jouissances à jamais perdues. Ces réminiscences, ces restes, ces résidus, comme le rappelle Freud, exigent une transcription, une traduction dans le système préconscient et conscient. Cette transcription opère par le transfert, le rêve, le symptôme, bref ce que l’on nomme formations de l’inconscient. Ce dont nous n’avons aucun souvenir, ce qui a été oublié et refoulé, les formations de l’inconscient ».

7. « Dans la psychose, c’est l’Autre qui jouit ; dans l’autisme, le sujet est dans la langue et la culture » [7].

Références bibliographiques


1 Asperger H. Les psychopathes autistiques pendant l’enfance. Paris : Institut Synthélabo, 1998.

2 Delay J. Les maladies de la mémoires. Paris : PUF, 1942.
3 Freud S. Les premiers psychanalystes, Minutes (II) de la société psychanalytique de Vienne. Paris : Gallimard, 1978.
4 Gori R. Le transfert : se rappeler sans se souvenir ? In : Logique des passions. Paris : Denoël, 2002.
5 Gori R. La mémoire freudienne : se rappeler sans se souvenir. Cliniques Méditerranéennes 2003 ; 67 : 100-8.
6 Kanner L. Les perturbations autistiques du contact affectif. In : Berquez G, ed.L’autisme infantile. Paris : Payot, 1983.
7 Lefort R, Lefort R. La distinction de l’autisme. Paris : Seuil, 2003.
8 Luria A. Une prodigieuse mémoire. In : L’homme dont la mémoire volait en éclats. Paris : Seuil, 1994.
9 Maleval JC. De l’autisme de Kanner au syndrome d’Asperger. Evol. Psychiatr. (Paris) 1988 ; 63 : 293-309.
10 MALEVAL JC. Une sorte d’hypertrophie compensatoire ou la construction autistique d’un Autre de suppléance. In : Du changement dans l’Autisme ? Actes de la journée du 27 mars 1999 organisée par l’ACF/VLB Rennes.
11 Pommier G. Comment les neurosciences démontrent la psychanalyse. Paris : Flammarion, 2004.



Article publié dans L'INFORMATION PSYCHIATRIQUE