Gibran - Nous et vous



Nous sommes les enfants de la mélancolie et vous les enfants des plaisirs.

Nous sommes les enfants de la mélancolie et la mélancolie est l'ombre d'un dieu qui ne voisine pas avec les coeurs méchants. Nous sommes des âmes tristes et la tristesse est tellement grande que les âmes étroites ne suffisent à la contenir. Oh ! Vous qui passez votre temps à rire, nous pleurons et nous lamentons car, celui qui se lave par ses larmes, ne serai-ce qu'une fois, restera propre jusqu'à la fin des temps. 

Vous ne nous connaissez pas, alors que nous, nous vous connaissons. Vous courrez avec le courant du fleuve de l’existence et vous ne vous retournez pas vers nous, alors que nous nous essayons sur la rive vous regarder et vous écouter. Vous ne comprenez pas nos cris, car le tintamarre quotidien vous bouche les oreilles. Alors que nous, nous écoutons vos chansons puisque le murmure des nuits a ouvert les nôtres. 

Nous vous voyons parce que vous vous tenez dans la lumière obscure, mais vous ne nous voyez pas puisque nous nous tenons dans l'obscurité claire. 

Nous sommes les enfants de la mélancolie, nous les prophètes, poètes et musiciens. Nous tissons par les files de nos coeurs les vêtements des dieux et embellissons les poignets des anges des perles de nos entrailles. Alors que vous - qui êtes les enfants de l’ignorance due à la course derrière les plaisirs et des veillées dans les lieux de spectacle - vous mettez votre coeur entre les mains du vide, car le toucher des doigts du vide est très doux. Vous vous reposez en présence des ignorants car dans les demeures des ignorants il n y a pas de miroir où regarder votre visage. 

Nous soupirons et avec notre soupir s'élève le murmure des roses, le bruissement des branches et le ruissellement des cours d'eau. Alors que vous, vous riez et l'éclat de votre rire se mélange avec la poudre des crânes brulés, le cliquetis des chaines et le hurlement du précipice.

Nous pleurons et nos larmes ruissellent dans le coeur de la vie comme coule la brume des paupières de la nuit sur le visage du matin. Tandis que vous, vous souriez et des recoins de votre bouche dégouline la moquerie comme coule le venin du serpent sur la blessure du piqué.

Nous pleurons parce que nous voyons le malheur de la veuve et la misère de l'orphelin, alors que vous, vous riez parce que vous ne voyez que la brillance de l'or. Nous pleurons parce que nous entendons la plainte du pauvre et le cri de la victime alors que vous, vous riez puisque vous n'entendez que le tintamarre des coupes. 
Nous pleurons parce que nos âmes sont séparées des dieux par les corps et vous, vous riez parce que vos corps collent tranquillement à la terre et aux poussières. 

***

Nous sommes les enfants de la mélancolie et vous êtes les enfants des plaisirs. Allons mettre les apports de notre mélancolie et les résultats de vos plaisirs devant le visage du soleil. 

Vous, vous avez construit les pyramides en empilant les crânes des esclaves. Et les pyramides sont actuellement assises sur le sable, en train de raconter aux générations notre perpétuité et votre dissolution. Quant à nous, nous avons démoli la Bastille à l'aide de la force des bras des libres. La Bastille est devenue maintenant une métaphore que répètent les nations en nous honorant et en vous maudissant. 

Vous, vous avez élevé les jardins de Babel sur les corps squelettiques des vulnérables et vous avez construit les palais de Ninawa sur les cimetières des miséreux et voilà maintenant que Babel et Ninawa sont devenues telles les traces de pas de chameau sur le sable du désert. Alors que nous, nous avons sculpté la statut d'Astarté en marbre tout en faisant trembler le marbre rigide et en le faisant parler en silence. Nous avons aussi joué Al-Nahawand (échelle musicale) sur les instruments à cordes jusqu'à faire venir les âmes des amoureux rodant dans les cieux. Nous avons dessiné Marie à l'aide de traits et de couleurs. Les traits sont devenus comme des pensées des dieux et les couleurs comme les émotions des anges. 

Vous, vous adorez les lieux de spectacle et les griffes de ces lieux ont détruit mille et mille martyre dans les théâtres de Rome et d'Antioch. Nous, nous cherchons la sérénité et la sérénité a tissé de ses doigts l'Iliad, le livre de Job... Vous couchez avec les envies et les tempêtes des envies ont fait sombrer mille cortège de femmes dans l'abime de la débauche et de la honte. Et nous, nous étreignons la solitude et dans les ombres de la solitude ont pris corps les sept poèmes suspendus, le roman de Shakespeare et le poème de Dante. Vous, vous réveillez les convoitises et les épées des convoitises ont fait couler mille fleuves de sang. Alors que nous, nous accompagnons l'imagination et les mains de l'imagination ont fait descendre la connaissances du cercle de la lumière supérieure.

Nous sommes les enfants de la mélancolie et vous êtes les descendants des plaisirs, et entre notre mélancolie et votre joie, se lèvent des obstacles éminents dans de chemins très étroits. Vos chevaux ... ne peuvent la traverser et vos belles voitures ne peuvent l'emprunter.  

Nous avons pitié de vos bassesses et vous haïssez notre grandeur et entre notre grandeur et votre haine, le temps s'arrête, hésitant entre nous et vous. 

Nous, nous nous approchons de vous comme des amis et vous, vous nous attaquez comme des ennemis, et entre l'amitié et l'inimitié se trace un abîme profond rempli de sang et de larmes.

Nous, nous vous construisons des palais et vous nous creusez des tombes et entre la beauté des palais et la noirceur des tombes, l'humanité avance à pas de fer. 

Nous, nous couvrons vos chemins de pétales de roses et vous, vous recouvrez nos lits d'épines et entre les pétales et les épines d'une fleur, la vérité s'endort d'un sommeil profond et éternel. 

De tout temps vous combattez notre douce force à l'aide de votre grossière faiblesse. 

Vous nous vainquez une petite heure et vous croissez, tout heureux, comme des grenouilles, alors que nous, nous vous vainquons un siècle mais nous restons silencieux comme des géants. Vous avez crucifié Nazareth et vous vous êtes rassemblé autour de lui, le moquant et le blasphémant. Mais quand votre petite heure est terminée, il est descendu de son crucifix et a marché, comme une montagne, pour se répandre sur les générations à l'aide de l'esprit et du vrai et pour emplir la terre de sa gloire et de sa beauté.

Vous avez empoisonné Socrate, lancé des pierres à Paul et tué Galilée, assassiné Ali Ibn Abi Taleb, asphyxié Midhat Pasha et tous ceux-là vivent maintenant comme des héros devant la face de l'éternité. Tandis que vous, vous vivez dans la mémoire de l'humanité comme des cadavres jetés à terre, ne trouvant personne pour les enterrer dans le noir de l'oubli et du néant.



Nous sommes les enfants de la mélancolie et la mélancolie est nuages pleuvant sur le monde biens et connaissances, alors que vos joies, enfants des plaisirs, quelque soit la hauteur qu'elles atteignent, restent comme des colonnes de fumée que le vent démolie et que les les éléments dissolvent. 

Traduction de l'Arabe : Abdelhadi Elfakir
Le 29/11/2015