« Clinique
d’un épisode mélancolique », Synapse,
Février, n°222, pp. 32-38, 2006.
Résumé : ce texte expose ici la relation clinique avec un sujet présentant un épisode mélancolique. Il situe d'abord cet épisode à partir des coordonnées de sa position subjective l'inscrivant dans la psychose et relate ensuite les élaborations intersubjectives spécifiques ayant conduit à sa résolution.
Je rencontre M. Palmier à l’occasion
d’un bilan de santé. D’aspect athlétique, son physique dégage une jeunesse
contrastant avec ses 55 ans. Cependant, très déprimé et sans désir pour quoi
que ce soit, un des médecins du centre confirme la nécessité d’une consultation
psychologique et l’oriente vers moi. Notre rencontre s’est transformée en un
suivi régulier qui durera un peu plus d’un an. Depuis longtemps déjà, et bien
avant que nos chemins ne se croisent, il savait que parler à quelqu’un était
nécessaire pour lui, mais il ne pouvait compter sur les amis qu’il savait
d’avance dans l’incapacité de le supporter. Ainsi, les liens avec ses amis sont
petit à petit rompus sauf avec un à qui il peut encore se confier grâce, dit-il,
à sa grande tolérance aiguisée par son côtoiement, depuis plusieurs années, de
la souffrance psychique de sa propre compagne.
Aussi, il n’est pas sans savoir que
parler à soi-même ou devant un miroir ne sert strictement à rien, et qu’il est
nécessaire de parler à quelqu’un, “encore faut-il qu’il vous entende”,
précise-t-il. Il me demande, après trois ou quatre rencontres, si on va pouvoir
continuer à se voir, ce que je confirme avec insistance. Il demande alors à
connaître mon prénom, ayant eu parmi ses connaissances quelqu’un de la même
origine culturelle que la mienne. Je le lui ai dit et il demandait à en
connaître la signification, postulant qu’il doit en avoir une. Apprenant que
cela peut bien vouloir dire dans la symbolique islamique “dévoué du Guide”, il
rétorque qu’ainsi “on ne peut être mieux
guidé”, témoignant par ce biais de sa confiance dans la relation de parole qui
allait désormais nous lier pour un temps.
Relation de transfert dont le levier
pour lui reste l’accrochage imaginaire que permet le partage de la
signification du nom. Autrement dit, cette signification imaginaire qu’il
découvre là accolée à mon nom propre en tant que signifiant fondamentalement
pur, sans signification a priori, va
constituer pour lui l’heureux médian imaginaire de son engagement positif dans
la relation transférentielle.
Ensuite et après quatre mois de
rencontres hebdomadaires, il me révèle son intérêt pour la lecture et
l’écriture. C’est ainsi que dès le début de nos entretiens, il s’est
appliqué, dans les intervalles des séances, à noter ses idées, impressions et
souvenirs dans un cahier qui lui servira pour un temps de levier et d’appoints
à ses élaborations pendant de très nombreuses séances[1].
Je retracerai ici progressivement les appréhensions et craintes qui
sous-tendaient sa plainte et sa demande d’être sérieusement entendu, ensuite je
disposerai les éléments structurels qui me semblent fonder et articuler sa
position subjective mélancolique dans la psychose et enfin j’exposerai, à
partir du matériel de nos échanges puisé dans le second volet du suivi, les
rebondissements, rectifications, déplacements et transformations auxquels cet
accompagnement a finalement donné lieu.
Quand
le fantôme de la mort vampirise le sujet
Depuis sa démission de son
travail, six mois environ avant notre rencontre, M. Palmier est de plus en plus
mal. Il déprime lourdement, et ne sait pas comment s’en sortir. Il se trouve
face à sa partie monstrueuse mais ne sait pas comment l’affronter. Il se sent à
la merci de cette partie de sa personnalité et il sait qu’il peut y succomber.
Il trouve de moins en moins de plaisir à sortir, à chercher la compagnie des
autres, à communiquer avec eux. Même sa sexualité, depuis un temps, il la
satisfait uniquement par la masturbation, ce qui augmente ses chances d’en
devenir fou, dit-il. Pire encore, plus il se distancie des autres, plus il
trouve du plaisir dans cet état, ce qui le séduit et lui fait peur en même
temps. Être avec et parmi les autres, il n’en a plus le désir et peut-être, il
n’y a rien à faire pour ça. Aurait-on pu faire quelque chose pendant son
enfance quand pointait un peu de désir ?
M. Palmier sombre dans une
dépression profonde et depuis, les choses vont en s’aggravant pour lui. Il “se
trouve de plus en plus engagé dans le couloir de la mort”, dit-il.
C’est ce que depuis
quelques années lui prédisait la quasi-totalité de sa production onirique
qui se résumait dans le scénario suivant : dans un premier volet, il se voit
régulièrement tomber dans un trou noir, dans un gouffre, dans le vide et
toujours avec des sensations très désagréables et très douloureuses. Puis en un
second temps, il se voit subitement voler, planer à l’image d’un aigle royal
dans des espaces infinis, survolant la foule et les paysages de couleurs
chatoyantes, le tout accompagné de sensations très agréables et voluptueuses.
La mort ? On y est, mais le sujet,
comme on va le voir, ne s’y résout heureusement pas encore.
Jusqu’à sa démission, il a toujours
travaillé et de manière très consciencieuse. D’abord dans une entreprise de
montage des échafaudages pour pièces de théâtre et spectacle et depuis une
dizaine d’années, comme chauffeur routier dans le transport international pour
une entreprise de traitement des déchets industriels. Son travail, c’était sa
drogue. Il s’y défonçait sans satisfaction.
Il s’y donnait à mort jusqu’à
épuisement, précise-t-il. Le seul plaisir qu’il ressentait, c’était, quand il
arrivait dans une ville, de pouvoir rencontrer une prostituée. Se sentant comme
dans un étau, il songe à démissionner et parle de son projet à ses supérieurs
qui, dit-il, soupçonnaient déjà que quelque chose ne tourne pas rond chez lui.
Toutefois, l’entreprise ne veut pas le
lâcher compte tenu de sa rectitude et de sa rigueur dans le travail. On lui
propose alors un bilan de compétences en vue de lui trouver un poste qui
correspondrait mieux à son niveau et à ses aspirations. Le bilan ne sortira
rien de positif, dit-il. La psychologue se trouve, d’après lui, désarçonnée par
son inertie et ses projets réitérés de suicide.
En somme, les menus plaisirs et les
compensations professionnelles et matérielles qu’il en tirait s’amenuisaient.
Ils devenaient obsolètes et sans épaisseur de protection face à cette
dépression profonde qui le submerge. Se voyant violemment engagé dans la voie
de la mort qui l’aspire comme un maelström, il notifie sa démission à son
patron dans une lettre où préoccupations personnelles et environnementales s’entremêlent.
Naître
à la mort : le non-franchissement mélancolique
Mais cette confrontation à la mort ne date pas
de ce moment. Elle était envisagée par le sujet depuis très longtemps. Déjà à
l’adolescence, il avait l’idée de se donner la mort mais, il réussissait
d’abord à la repousser par un hyper activisme sportif dont le surinvestissement
du travail jusqu’à épuisement prendra la relève. En tout cas, sa disparition,
il la voulait radicale sans traces de lui-même et sans restes. Mais ce projet
de suicide programmé depuis l’adolescence, est inscrit pour le sujet depuis sa
petite enfance.
À 4 ans précisément
surviennent pour le sujet certains évènements qui s’avèreront déterminants dans
la fixation de sa psychose mélancolique.
• D’abord ce contexte :
durant tout l’hiver de cette même année, le sujet, désemparé, s’est trouvé dans
le devoir d’être disponible jusqu’au dégoût à la jouissance maternelle : “Ma
mère me demande de réchauffer son lit et, lorsqu’elle se couche, de lui
réchauffer les pieds glacés. Mon père s’absente souvent ; les nuits
interminables dans de nombreuses manifestations paysannes et les longues
journées aux dépôts de choux fleurs.
Servir de bouillotte est
traumatisant. Son contact, son odeur nauséeuse. Dès cet âge, le sentiment de
dégoût, de répulsion à l’égard des parents et particulièrement de ma mère est
indélébile”. Le sujet qui se trouve être à ce moment-là le seul garçon parmi
cinq filles, témoigne de sa grande désolation et son horreur de devoir être
l’objet de la demande réelle et imaginaire de la mère en lieu et place du père
qui faut défaut. L’enfant est mis en demeure de suppléer, jusqu’à la nausée, à
l’absence du père et à son manquement auprès de sa femme.
• Dans ce contexte,
survient l’évènement qu’il qualifie de très “douloureux et particulier”. Il
s’agit de “la découverte du plus beau cyprès de la ferme, gisant déraciné par
la tempête, pendant la nuit. J’avais, ajoute-t-il, un lien presque ‘charnel’ avec
les arbres et celui-là était si majestueux”. Je note d’emblée et avant tout
commentaire que le pseudonyme que j’ai choisi pour le sujet est la famille des
arbres au même titre que son nom de famille. Celui-ci qui désigne un petit
arbre fruitier peut-il alors soutenir l’assomption du sujet une fois que le
beau cyprès gisant déraciné a laissé le sujet devant la douleur de sa
déréliction ? Mais peut-être que ce nom propre garde-t-il dans la douleur de la
chair quelque ersatz du nom du père forclos. En effet, cette douleur charnelle
n’est pas sans prendre corps dans la très grande tension musculaire,
tétanisante que M. Palmier ressent le plus souvent encore aujourd’hui.
• Au cours de cette même
année, survient aussi et peut-être simultanément, cet évènement de la plus
haute singularité : un jour où il se trouvait seul à la maison, il entre dans
la chambre des parents située à l’étage. Il monte sur le rebord d’une fenêtre
restée ouverte. “Le vide, le jardin que je vois en face me fascinent. J’ai
envie de sauter mais j’ai eu subitement conscience d’un danger.
Je reste là un long moment.
Mes parents arrivent et me persuadent de descendre. Pour ce faire, ils me
proposent un bonbon mais ce sera une engueulade”. Il se demande même si ce
n’était pas leur vue qui l’a poussé à vouloir se jeter par la fenêtre. Toujours
est-il qu’à la suite de ce geste, il s’est senti franchir une limite au-delà de
laquelle, précise-t-il, c’était l’irréparable, mais qu’à ce moment-là, il n’a
pas saisi ce que c’était. De cet ?, il en fait un moment crucial, une
sorte de discontinuité absolue dans le cours de sa vie. Ainsi, peut-on rajouter
que l’irréparable non pas qu’il aurait pu arrive mais qu’il a déjà eu lieu
effectivement : Maintenant je sais que j’aurais dû être mort et je le confirme”,
nous dit M. Palmier comme l’aurait crié sourdement tout sujet mélancolique.
Par le biais de son geste,
M. Palmier assiste à la défenestration de l’objet qu’il est dans l’encadrement
de la fenêtre et atteste de la mort du sujet propulsé dans le néant de devenir.
C’est en effet un moment et un évènement qui le subjuguent et lui ravissent, tout
à la fois, regard et conscience désormais abîmés dans la perte de son être de sujet.
Cette perte inscrite au creux de l’âme, se rebrousse pour notre sujet, tel un
gant, en une impossible naissance subjective.
Voici en quels termes elle
se rappelle à sa conscience : “Cela donne, dit-il, une naissance en deux temps
avec trois impressions très fortes : une brûlure et ensuite une odeur horrible et
immédiatement une suffocation”. Ce “souvenir très précis” de sa naissance qui hante
sa mémoire jusqu’à présent le surprend énormément car comment une mémoire
d’homme peut-elle remonter si loin ? Et s’il ne s’agit que d’une construction de
sa part, se demande-t-il ? Toujours est-il que cela se traduit par un cauchemar
répétitif où il se voit au moment de sa naissance s’engluer dans un magma de
liquide suffoquant accompagné d’un souffle de feu qui lui brûle atrocement les
branches et l’asphyxie. La sève de l’être est ainsi minéralisée par la lave de
la Chose.
Ainsi, la forclusion du nom
du père dans sa version mélancolique se décline chez M. Palmier par le suicide
de son être, par sa perte en tant que sujet et par l’asphyxie de son désir. En
voici certains repères et quelques incidences déclinés à travers les signifiants
majeurs de l’expérience existentielle du sujet.
Du
père aux paires : le défaut de l’idéal du moi
Aucune blessure corporelle, quelle que soit sa
gravité, ne l’affole autant que “les colères du père” qu’il qualifie
sommairement de “bosseur mais trop perfectionniste, colérique, hypernerveux et
parfois limite violent avec ses enfants”. Ces traits du père se sont tracés
pour lui dès l’âge de 7 ans : ainsi par exemple, résonnent encore dans ses
oreilles les cris de ce père lui ordonnant de descendre nettoyer le puits
horriblement noir et gluant. À la terreur du père va s’adjoindre son avarice :
un soir, pour un shampooing, son père négocie sa “soumission” contre un paquet de bombons, dit-il. “Mais
mon altruiste de père reviendra les mains vides.”
Ce père terrible et avare
s’affuble d’un égoïsme injuste : encore à 7 ans, “c’est l’âge de la
confirmation. Un tailleur me confectionne un costume. Je dois être présentable devant
le grand et saint homme, évêque de son grade ! Mon père est fier. Moi je n’aime
pas ça. Toutes ces simagrées cachent forcément quelque chose. Il est vrai que
je n’ai pas la tenue idoine pour me présenter devant
Monseigneur. De toutes les
façons, dit-il, je me surprends anticlérical, réfractaire à l’autorité car je
l’ai tant subie”. Et à partir de cet âge, il lui “faudra devenir
perfectionniste en tout” comme son père
dans les travaux des champs et l’élevage des cochons. Mais en même temps, il ne
peut envisager d’être paysan et suivre les pas de son père car, postule- t-il,
“mon père n’est pas un modèle pour moi”. Et comment celui-ci pourrait-il l’être
quand les traits qui le représentent aux yeux du fils n’inspirent que haine
étouffée, et révolte bâillonnée ? C’est ce qu’il va vérifier vers 9 ans, “avec
mon père, ce n’est pas une histoire d’amour ! Il se trouve que je passe plus de
temps avec lui pour les travaux des champs. Et, mazette, il songe à sa
succession ! je ne cherche pas l’affrontement. La tension emmagasinée, je
l’exprime dans la cour de l’école. Sur le trajet de l’école, je me bagarre
souvent…” Du père aux adultes, il tire
sa conclusion : “Je côtoie les adultes par le travail depuis tout petit, et
j’ai sur eux un regard très critique. Leur hypocrisie, leurs traîtrises, leurs
mensonges, leurs bisbilles, leurs rancoeurs, leur mesquinerie ».
Beaucoup plus tard, à
l’apogée de cette inscription malaisée dans l’Autre du symbolique, se déploient
les incidents conduisant inéluctablement à sa dépression grave et aussi à sa
démission à laquelle il a sérieusement songé depuis plus d’un an et cela pour
au moins deux raisons :
- en premier lieu, dans son
premier travail, il s’était confronté au problème insurmontable de l’autorité.
D’abord en position de subalterne hiérarchique, il “ne supporte absolument pas
l’autorité” , n’aime absolument pas qu’on le commande quel que soit celui qui
occupe la place de l’autorité. Ensuite de son poste de chef d’équipe, il ne
peut, non plus supporter les agissements de ses subalternes. “Ce sont tous des
gens qui cherchent à biaiser, à se défiler, à fausser le pas à l’autorité.” Peut-il s’agir d’orgueil dans son cas ? Non
pas. Le terme est tout à fait inexact et trop prétentieux. “C’est plus juste de
parler de dignité.” Dignité à sauver du despotisme
des uns et des mesquineries et des inconséquences des autres. Du coup, il s’impose
des règles de bonne conduite qu’il suit scrupuleusement et qui deviennent un carcan
écrasant et indéfectible ;
- ultérieurement, lors de
ses déplacements internationaux, il lui arrivait d’éprouver des impulsions de
meurtre : se sentait parfois poussé à foncer avec son poids lourds sur des
automobilistes ou des piétons. Le danger du passage à l’acte devient pressant tant
la force compulsive est de moins en moins compressible.
Nous voyant bien ainsi
comment de cet Autre paternel dont il n’a pu ingérer un bout de chair et
rehaussé le signifiant en totem, il en expulse et réfracte la figure en images
démultipliées à l’infini sur les autres qui tantôt deviennent les despotes ou les
hypocrites pour le mois à éviter, tantôt des semblants insignifiants mais
pullulant à supprimer.
La
chute de l’idéal et la dévitalisation du moi
Dès sa petite enfance et à
l’école primaire, les relations avec les autres : adultes, enfants étaient des
supplices. Toute occasion est bonne pour fuir, se cacher, s’isoler. Et quelle
tranquillité incomparable que celle de se trouver seul au fond dans la grange,
loin de tout contact ! Devant les colères noires du père et les aboiements de la
mère, il se réfugiait, quand les corvées quotidiennes à la ferme lui laissent
une marge, dans des scènes imaginaires de la toute-puissance narcissique où les
divinités de la mythologie grecque constituaient l’essentiel de ses repères
identificatoires. “Depuis mon enfance, je prends définitivement conscience que
tous mes efforts pour briller ne riment à rien et ne sont que gesticulations qui
flattent l’égo des parents. Dans mon imaginaire infantile, mes héros sont invincibles.
Ils combattent l’injustice, le mal.”
Les rêveries qui peuplaient
alors l’imagination de son enfance sont fondées sur les fantasmes de
toute-puissance où il se voit, tel Héraclès rétablissant la vérité, rendant la justice
ou contrant le mal. Depuis tout petit,
il se sentait profondément sensible devant l’injustice que subissaient les
paysans devant les notables ou les représentants locaux du pouvoir qui,
parfois, abusent de l’autorité que leur confère leur statut de privilégiés. Il
se voit alors, en imagination ou en rêve, dans la place publique invectiver les
injustes et rétablir la justice. “Je sais qu’il y a plus de héros dans mon
imaginaire infantile et dans mes rêves que dans la réalité. Je m’en invente à
la pelle. Je voudrais m’identifier à l’un d’eux mais ils restent hors de
portée. Je me sens basculer. Le héros vacille et ne fera jamais partie des plus
beaux, des plus forts, des meilleurs. Il ne sera jamais un vrai héros… Depuis,
je ne me bagarre plus. Je capitule. Mon imaginaire infantile a vécu. Mes héros
sont morts. Je dois m’inventer de nouvelles utopies, mais…
Et puis c’est mai 68. Les
parents soutiennent les velléités de De Gaulle à lancer l’armée contre les
manifestants. Je suis écoeuré, abattu et j’ai à peine 13 ans ! Je m’englue dans
le dégoût, le renoncement est son corolaire. Je n’ai pas les moyens de ma
révolte.” Et voilà le moi qui rend les
armes et capitule. En donne la mesure les rêves de l’adolescence où “règne une
confusion totale, un mélange indescriptible et épouvantable, des scènes chargées
exclusivement de sensations très désagréables et insupportables” . Il ne peut pas
les décrire tellement ils sont désarticulés, insensés. Le retour nocturne de
ces rêves est terrible pour lui. Il s’y sent “comme un enfant dont la peau est
écorchée par endroits et qu’à chaque fois qu’une écorchure se met à cicatriser,
on enlève la croûte, maintenant ainsi la plaie et la souffrance qui en découle
indéfiniment ouvertes”. Et comment expliquer ce genre de rêves sinon, comme il
le dit, “par l’évanouissement des restes de ses attaches à la vie” et donc par l’assèchement des effluves du
fantasme.
Un
désir non advenu
À 8 ans déjà, il jure de ne jamais se marier. Cette
décision sans appel, il la pose “suite à un désaccord très violent dont il est
l’objet entre ses parents” à propos de
sa coiffure. “Les femmes, pensait-il déjà, sont trop mauvaises et féroces. À
quelques exceptions, je n’en connais que des mauvaises”. Comment peut-il en
être autrement puisque “à la maison, il n’y a pas de place au sentimentalisme.
La petite paysannerie
bigote, fruste, renfrognée, n’a pas le temps pour ces choses-là. Chez ces gens
on n’apprend pas à aimer, on ne réclame pas son écot d’amour” . Plus tard
encore, vers ses 15 ans, lorsqu’au collège, de plus en plus de copains parlent de
leurs petites amies : “Je me rends compte que je ne sais pas aborder une fille.
Et si, elle aussi me trouvait moche, con, nul. Quelle angoisse. Et puis, ça
mènerait à quoi” . Aussi, lorsque son voisin de classe lui prête un livre
érotique, “ma libido, dit-il, ne décollera pas pour autant. Je vis ma sexualité
en solitaire.
Ça en rajoute au sentiment
d’impuissance à jouir de la vie” . Pendant ses études du lycée, lors d’un
voyage en Hollande, rentrant la nuit seul à l’hôtel, quelqu’un lui propose de
l’y conduire et chemin faisant, il lui propose de faire du cinéma érotique. Il
éconduit cette offre en arguant de son bas âge, mais la vraie raison,
pense-t-il sérieusement, c’est qu’il ne savait pas s’il était “capable de
coucher avec une femme” .
À sa majorité, il se sent
vraiment rongé par son impuissance “à jouir de la vie, à aimer une femme,
peut-être par crainte de ne pas savoir, peut-être de ne pas être à la hauteur et
aussi de peur de retomber dans le ‘matri-centrisme’ forcené de ma mère”.
À l’âge adulte et pendant
près de 15 ans, “je ne fréquentais que des prostituées , dit-il. Elles
entretiendront l’illusion de ne pas voir ma libido faner entre les pin-up d’un
calendrier de camionneur. Ensuite, c’est pire. Je ne vois plus de prostituées.
Je ne connaîtrai intimement que deux jeunes femmes, et encore parce qu’elles
avaient fait le premier pas. Je rencontre une garce, un peu givrée, genre Messaline.
C’est terrible, je n’étais pas assez solide pour une telle rencontre. Et puis
un autre rencontre, je deviens le brave gars, l’ami qui nourrit le chat de
mademoiselle quand elle part. Le ‘coup’ de l’ami, aucune femme ne me le fera
plus jamais”.
Plus récemment encore, il
s’attable dans un restaurant non loin d’un couple. Le mari se soûle et la femme
se montre attirée par sa présence au point de le solliciter et lui demander de
s’intégrer dans la conversation.
Devinant l’intention de la
femme, il lui répond : “Je n’ai pas ce que vous cherchez. Je ne pense pas être
à la hauteur”.
Quitter
la scène du monde quand on ne peut s’y compter
À 6 ans déjà, lors de la rentrée en classe
préparatoire, il sent par moments que “quelque chose se brise. J’ai un besoin
irrépressible de fuir le groupe, la classe. Je me cache dans une armoire à balais,
dans le clapier de l’école”.
L’année suivante, suite à
son hospitalisation, le retour à la maison lui laisse une sensation “très
désagréable. Tout me semble petit, moche, sale. Et les odeurs ! Je n’ai pas vu
ma mère depuis deux mois, pourtant les retrouvailles ne me manquent pas” .
Trois ans après : “La vie continue, toujours aussi peu passionnante. L’école,
la ferme, les colères du père, les aboiements de la mère. Des copains, on s’en
fait à l’école, mais je ne m’attache à personne”.
Au début du collège, à
partir de ses 11 ans, il éprouve un sérieux repli par rapport à tout et un
insondable dégoût : “Le dégoût de tout s’est insinué en moi par petites
couches.
Le dégoût de moi-même me
gagne de la même façon irrépressible” . Par la suite, entre 13-16 ans, “je
réalise brutalement, dit-il, que je ne suis pas dans mon monde, que ma vie et
la leur n’ont pas grand-chose en commun, que tout cela est un cauchemar” . Vers
ses 19 ans, dès sa rentrée au lycée les parents l’ont “piégé”, estime-t-il, en
le mettant dans une école d’agriculture avec enseignement en alternance de
sorte qu’il puisse aider aux travaux de la ferme.
Le service national qu’il
effectue dans l’aviation n’est qu’un mauvais souvenir. Car quelle pouvait être
sa place entre, d’un côté, “les engagés, enfants gâtés de la République, puants
et vulgaires et qui ont une très désagréable propension à l’arrogance, à la
suffisance et de l’autre côté” , et de l’autre, “les appelés, sympas mais gros
boeufs. L’endroit n’est pas propice aux relations. On est immédiatement pris
d’une furieuse envie de s’en éloigner” . À sa majorité où il aurait pu faire une
formation plus valorisante, il doutait “d’avoir un jour connu une énorme envie
de vivre, d’avoir un goût à la vie. Car tous ces petits paysans que l’odeur de
l’argent et du lisier, rendra toqués, je les vois subitement rouler dans de
belles berlines et snober ceux qui ne les ont pas imités. Quant à moi, j’ai depuis
longtemps décroché. Foutre le camp ! pour où ? pour quoi faire ? Je ne le sais
pas.
Mais partir. Quelle farce !
Moralement, je me suis éloigné depuis longtemps du monde paysan. La coupe est
pleine. Je m’en vais” . Mais où donc aller ? Il pense sérieusement à la
solution de gardien forestier dans une île déserte mais, s’avise-t-il, suivre
les traces d’un Vendredi le couperait complètement de toute l’humanité.
S’en
sortir : une destinée, pour un destin
Après ce repérage des coordonnées de la position
subjective mélancolique de M. Palmier dans la structure de la psychose, il reste
à relater le déroulement de quelques moments féconds de cette relation clinique
et ses incidences sur les rapports du sujet à son épisode mélancolique.
Depuis notre première rencontre, s’est écoulée
une période de cinq mois où il se sent encore dans cet état de léthargie dont il
ne voit pas comment il peut se départir. Il brasse trop d’idées jusqu’à s’en
donner des insomnies et des maux de tête. Il a fini par comparer son état à une
machine à laver dont on ne trouve pas le bouchon pour évacuer l’eau sale, ou
alors il se voit empruntant un chemin comme cette route de Kaboul, unique dans
la plaine déserte, infiniment droite et ne menant nulle part jusqu’à se perdre
dans les montagnes.
S’ouvre alors une seconde phase par une
séance où il note que cette perspective fermée dans laquelle il se trouve
engagé est cependant émaillée de quelques brèches. Je relève la justesse de ses
métaphores et pointe à son attention le projet de tenter ensemble de repérer
les petites routes qui ne doivent pas manquer autour de Kaboul, ville assiégée
par le désert ou la sortie d’eau dans la machine à laver, autrement dit les quelques
brèches possibles dans cette perspective bloquée.
Il m’apprend tout de suite qu’il vient
d’évoquer avec l’assistante sociale chargée de son contrat RMI (Revenu Minimum
d’Insertion) son désir de se réinscrire dans le monde du travail. L’assistante
sociale, désarçonnée devant les rappels réitérés de ses idées compulsives
passées et la difficile remobilisation de son estime de soi, demande à
connaître mon point de vue par son intermédiaire. Je lui ai dit de lui faire savoir
qui je suis pour qu’elle l’accompagne dans cette démarche. Il évoque aussi la
tentative de suicide subite de son frère cadet due à une grande dépression,
bien soignée en définitive par les médicaments et il espère que son cas
pourrait l’être de .
Il pense ainsi demander à son médecin
traitant de l’orienter vers un psychiatre pour contrôler son traitement actuel
qui, même s’il l’aide à sortir du flot, ne lui semble pas tout à fait au point.
À la séance suivante, il m’apprend avoir obtenu de son médecin traitant de
l’orienter vers un psychiatre pour affiner son traitement médicamenteux dont il
estime avoir besoin en ce moment très difficile où il sent qu’il s’écarte
irrésistiblement de ses relations, de ses amis et du monde en général.
Il se rappelle aussi comment, il y a
déjà un an, il avait pris la décision de consulter son médecin pour traiter le
grave état dépressif qui a suivi sa démission ayant eu lieu cinq mois avant
notre rencontre. Encore aujourd’hui, il s’étonne de cette démarche contrastant
totalement avec son projet décidé depuis bien longtemps de se donner la mort.
Malgré cette intention indéfectible, il constate là, quand même, dit-il,
quelque chose qui le retient. Sinon, insiste-t-il, comment comprendre son geste
vers le médecin et comment comprendre aussi le fait qu’il tient tant à venir me
voir ainsi que le fait de demander à consulter un psychiatre ? D’ailleurs, il
voit d’un bon œil le fait que la psychiatre le reçoive après un délai de 15
jours seulement et qu’elle lui dise “vous, je vous revois une fois par semaine”
et elle lui conseille de continuer de voir son psychologue et son médecin.
“Plus on est nombreux autour de vous, mieux c’est” , entend-il encore de sa
part.
Je confirme qu’il y a, en effet,
quelque chose qui le retient. Il reprend mon idée au vol et ajoute que dès les
débuts de nos rencontres, il a révisé l’échéance de son suicide en la renvoyant
à trois ou quatre mois plus tard.
Ce renvoi lui semble aller dans ce
sens. Pourquoi recule-t-il alors son acte ? Ce sera, dit-il après la vente de
la partie restante de la ferme familiale. Est-ce pour recevoir la part qui lui
revient ? Non pas. N’acceptant même pas de recevoir un sou de cette affaire dont
il ne veut adosser aucune once d’héritage, n’a-t-il pas déjà renvoyé sans
hésitation au notaire le chèque de la part qui lui revenait de la première
vente ? Il disparaîtra, dit-il, après la vente de la ferme et seulement après
pour ne pas rajouter plus de complications à sa vieille mère qui en a déjà assez
comme ça.
Les modalités de sa disparition ? Il
peut en parler maintenant puisque celle-ci est un peu derrière lui. Le scénario
qu’il a longtemps fomenté, le voici : prendre un car ferry (qu’il connaît bien,
dit-il, du fait de ses trajets internationaux), se charger de lests et en plein
milieu d’une nuit noire, sans lune, se jeter dans l’océan. De la sorte, ne restera
de lui aucune trace. Néanmoins, il note deux choses lui dévoilant
l’inefficacité de ce scénario : d’un côté, ce qu’il trouve exaspérant, c’est
que la mer finit toujours par ramener les corps sur la côte alors que lui, vise
une disparition totale et définitive et d’un autre côté, et ce depuis les évènements
du 11 septembre, il n’est plus possible de s’introduire sur un bateau chargé de
lests comme il le projette. Là aussi, et à travers ces justifications, j’ai
senti que c’était encore une manière et tant mieux, de faire échouer son projet
ou du moins d’en renvoyer la réalisation au plus loin possible.
Il évoque alors un nouveau scénario qui,
selon lui, ne ratera pas mais ne souhaite pas, dit-il dans un sourire
malicieux, m’en dévoiler le procédé. Cette fois-ci, sa disparition va être
certaine puisqu’il ne mettra personne d’autre que lui en danger. Il y sera le
seul concerné puisque ça ne regarde que lui. Je lui réplique que non et que
sont et seront concernés tous ceux à qui il s’ouvre sur ce qui le concerne
singulièrement et à qui il veut bien confier ses préoccupations comme il le
fait maintenant avec moi, ce qui ne peut manquer d’alerter notre souci, à nous
autres, par ce qui peut lui arriver.
La séance d’après, il m’apprend que sa
psychiatre lui a fait une prescription il y a cinq jours mais qu’il ne l’a
commencé que la veille, donc il ne sent pas encore les effets attendus de
soulagement de la souffrance. C’est encore autour des médicaments qu’il ouvre
la séance suivante : “Maintenant, je me trouve entre deux flots”, me dit-il.
Les médicaments commencent à faire leurs
effets. Il commence “à sortir du creux de l’angoisse” et il trouve ça formidable et très
encourageant. “C’est , dit-il, impressionnant à quel point un médicament peut
agir sur les nerfs et permettre ainsi d’être distancié d’une angoisse atroce
qui vous empêche même de réfléchir. Ce n’est pas tout certes, mais ça permet
d’alléger l’emprise de l’angoisse, de prendre du recul par rapport à ses obsessions
et de pouvoir réfléchir correctement et avancer sûrement au lieu de rester piégé
et emprisonné dans ses malheurs.”
Maintenant il pense pouvoir affirmer
que le travail qu’on a mené ensemble depuis quelques mois l’a aidé à alléger
l’angoisse qui était encore plus atroce avant. Il se trouve maintenant dans un
moment de passage entre un passé dont il veut se départir complètement et un
avenir qu’il espère s’ouvrir devant lui. Suite à ces entretiens, il est
parvenu, me dit-il, à se dégager d’un fardeau trop pesant et qui consistait à
mettre sur le dos de sa mère tout son lourd vécu passé. Il a pu, dit-il,
relativiser la place de sa mère dans tout ce qui a pu lui arriver en retrouvant
et en prenant en compte l’implication d’autres personnes et d’autres
circonstances et évènements.
Dans tous les cas, maintenant, il veut
complètement tourner la page de son passé et ne plus le ré-évoquer, “ne plus
touiller la merde de son passé et les obsessions douloureuses et inhibantes qui
le ligotaient”. C’est pour ça, dit-il qu’il se trouve actuellement en panne
d’écriture. Il sort alors son cahier qu’il me tend en me demandant si je veux bien
y jeter un coup d’oeil et vérifier qu’il ne s’est pas écarté dans ses dires, de ce qu’il a
pu y noter (2). Il a jusque-là épuisé ce qu’il
voulait circonscrire de son passé et ça ne l’intéresse plus. Ce dont il faut s’occuper et ce qu’il
faut soigner pour l’heure, c’est le présent. Ce qu’il faut chercher, ce sont
les possibilités de rebondir et d’aller de l’avant. “Maintenant, je ne sais pas comment ni quelle direction prendre. Je me sens certes soulagé mais déboussolé. Je crois que je vais reprendre l’écriture mais n’écrire que sur le présent et sur l’avenir.”
Il a ressassé ses
obsessions et ses malheurs jusqu’au dégoût et bien que cela ravivât ses angoisses,
ça lui a permis maintenant de les apaiser et de s’en distancier. Au fur et à mesure
qu’il s’écarte de ce passé angoissant et dégoûtant, il se sent moins engagé dans
la voie de la mort. Sentant les effets conjugués de nos entretiens et des médicaments,
il estime avoir de “l’envie et de la volonté de s’engager petit à petit dans
les saveurs de la vie qu’il n’a jamais vraiment connues dans sa vie passée” .
Cela demandera peut-être du temps mais avec un peu de volonté, il pense que
cela finira par arriver.
Mais entre deux séances,
pendant le weekend, il ne se sent pas en forme. Ses angoisses reviennent. De ce
fait, il dit se rendre compte qu’il ne peut trop compter sur les médicaments.
Durant la première quinzaine de leur prise, il s’est senti bien mais leur effet
s’est amenuisé au cours du week-end. Pire encore, une contrainte l’a
complètement démoralisé et l’a ramené à ses pires angoisses et à l’horreur qui
s’en suit. Lors d’un entretien récent avec sa psychiatre, celle-ci lui vante,
lors d’un échange dont il ne se rappelle pas exactement le contenu, la
discipline militaire. Cet incident l’a, dit-il mis hors de lui, l’a
profondément blessé et terriblement écorché, surtout qu’il n’a pas pu lui
exprimer ce qu’il pensait de la discipline et des militaires en particulier. Il
s’étonne qu’il soit encore aussi sensible à une contrariété aussi minime. Il ne
comprend pas comment un événement si bénin peut l’écorcher comme une goutte
d’acide rongeant atrocement sa chair. À la suite de cet entretien avec la
psychiatre, il s’est senti très contrarié et a donc replongé dans une angoisse
terrible au point de se sentir incapable de reprendre son jogging hebdomadaire qui
d’habitude le soulage des tensions qui l’envahissent. Ne pouvant alors compter
uniquement sur les médicaments et pas vraiment sur sa psychiatre, il pense devoir,
dorénavant, “passer au gros oeuvre” c’est-à-dire compter sur lui-même et
confronter personnellement ses problèmes. Il projette aussi, lors de la
prochaine rencontre avec sa psychiatre, de bien dire ce qu’il pense de son
enthousiasme à elle pour la discipline militaire. Il lui dira sûrement que lui préfèrerait
plutôt l’autodiscipline. “J’arrive maintenant, dit-il en guise d’ouverture à la
séance suivante, avec le sentiment d’être complètement bloqué. J’ai
l’impression de me trouver devant un mur infranchissable ; c’est comme une
lourde chape posée sur ma tête ; jusque-là, j’ai un peu déblayé mais il me
reste ce mur”. De quoi s’agit-il ? Il évoque
son ami intime avec qui il passe d’agréables moments tous les dimanches en échangeant,
entre autres, autour de l’écriture et la littérature. Dans le désir de partager
leur amour pour l’écriture aux autres personnes qui seraient intéressées, son
ami lui propose l’idée de mettre en place un café littéraire, projet pour
lequel il se trouve d’emblée très emballé. Mais juste avant d’arriver à la
séance, il reçoit un courrier de son ami lui détaillant les tâches à accomplir en
vue de la mise sur pied du projet : préparer une affiche, l’imprimer en nombre
suffisant, l’afficher, etc. À la simple lecture de ces indications, il se sent
très mal. Des angoisses le reprennent et une boule douloureuse le tenaille à
l’estomac. Il vient, dit-il de réaliser la difficulté ou l’impasse. Il allait
se mettre “en mouvement” mais ce à quoi
il n’a pas du tout pensé c’est que la réalisation de ce projet va le
contraindre à rencontrer des gens indélicats, comme il en a rencontré tant. Il
craint fort que cette éventualité ne manque pas de le renvoyer à ses
perpétuelles et insupportables contrariétés. La séance est levée avec un
“accompagnons ce mouvement !” , sur quoi il émet un espoir que ce mouvement ne
soit pas un sirocco, mais un vent stable et progressif. Je lui souhaite alors
“bon vent” en nous quittant.
Il ouvre la séance qui suit
en disant que chaque semaine il se passe quelque chose. Il rappelle cette
crainte qu’il appelle phobique de rencontrer des gens qu’il ne connaît pas et
qui peuvent être trop blessants pour lui. Cette peur l’a mise dans tous ses
états d’angoisse. Cette semaine, contrairement à son habitude, il a rendu
visite à sa mère, âgée de 80 ans, hospitalisée depuis mois pour un mal de
verrues. Les rares fois où il lui a rendu visite à l’hôpital, il ne l’a fait que
par obligation. Il n’a pas d’affection pour elle. Il ne l’aime pas du tout.
C’est parce qu’elle est sa mère, un point c’est tout. Sa mère est toujours dans
la plainte de son vécu, de son passé malheureux et aussi de l’état de son autre
fils gravement déprimé. Cette fois-ci et contrairement à l’accoutumée, il a
réussi à ne pas rentrer dans son jeu, dit-il. Devant ces plaintes, il a fait le
clown, s’est mis à blaguer et parvint ainsi à égayer l’atmosphère au lieu de
s’abîmer avec elle dans l’égrenage de ses malheurs et vite, dit-il, il réussit
à rendre sa mère souriante et en pleine forme.
Certes, de cette visite, il
est sorti très abattu, dégoûté de tout, complètement effondré. Mais
constate-t-il avec surprise, cet état d’abattement a disparu le lendemain
matin, ce qui lui fait dire que cette fois, cet état a duré moins longtemps
qu’auparavant. Je lui soumets alors l’hypothèse que c’est cette satisfaction retrouvée
d’avoir procédé ainsi qui semble rendre son état d’abattement plus court qu’à
l’accoutumée. Il en est d’accord.
Aussitôt, il dit qu’il se
sent de mieux en mieux même si c’est encore fragile et pas trop palpable. Il
pense que ce n’est pas dû aux médicaments ; il ramène ce mieux-être à l’intérêt
qu’il commence, depuis quelque temps, à porter à son alimentation et aux modifications
qu’il a introduites dans son régime alimentaire. Là aussi, j’avance l’idée que
c’est peut-être le fait de compter sur et pour lui-même et pour quelques autres
qui est pour quelque chose dans cette transformation.
En acquiesçant, il conclut
qu’il n’y a pas plus important que l’envie et le désir de faire les choses.
C’est la satisfaction qu’il en tire qu’il considère comme étant à la base de
son sentiment de mieux-être. Il se rend compte d’ailleurs que c’est la
satisfaction, si minime soit-elle, qu’il trouvait dans son travail qui lui a,
malgré tout, permis de s’accrocher et de continuer aussi longtemps malgré le
contexte horrible et trop irritant où il a mené sa vie professionnelle tout
entière.
À la séance d’après, il
annonce de prime abord être quand même certain que les médicaments agissent car
il s’éloigne de plus en plus de l’idée de mort et de l’angoisse que cela
impliquait. Mais maintenant il se trouve dans un état nouveau et très
particulier : il se trouve dans un creux, dans un vide total, un état où tout
lui échappe et où il ne maîtrise rien. Avant, il était pris par l’idée de mort
mais avec l’éloignement de cette idée, il n’est occupé par rien, c’est pour cela
qu’il appréhendait ne rien avoir à dire à son arrivée en séance et qu’il a même
pensé me téléphoner pour reporter notre rencontre à plus tard. J’ai profité de
ce “ne rien avoir à dire”, pour lui demander de me parler, s’il ne trouvait pas
d’inconvénient, de son second scénario, chose qu’il accepte très facilement
cette fois. Il rappelle avoir délaissé le premier du fait qu’il pouvait conduire
à engager la responsabilité du capitaine
et de l’équipage et du fait que son corps pourrait être retrouvé. Donc, à son second
scénario, comme pièce de rechange, il a pensé depuis 3 ans déjà. Cela
consisterait à se jeter, lesté de grosses pierres, dans un étang qu’il avait
repéré auparavant en s’y rendant plusieurs fois. Maintenant, dit-il, il ne
pense plus à la mort.Cette idée l’a quitté.
Mais, il ne pense plus à
rien non plus. Il flotte, dit-il, comme une poussière dans l’univers et il sait
qu’il doit attendre, apprendre à être patient comme le lui a conseillé sa psychiatre.
Lui-même, d’ailleurs, il laisse venir et attend pour voir quand le déclic se présentera
et enclenchera quelque chose. À la question de savoir où en est le projet du café
littéraire, il dit sans s’étaler ni manifester un intérêt particulier que son
ami s’en occupera sûrement mais que ce dernier est maintenant plus occupé par
l’édition en cours d’un de ses livres.
Après une absence, il se
présente à la séance suivante en disant qu’il a dû partir une semaine prendre
un peu l’air. C’est un bon signe pour lui qui n’a pas bougé depuis très longtemps.
Maintenant, il est sûr qu’il n’est plus pris par les idées de mort auxquelles
il s’est accroché pendant longtemps. Mais à la suite de la disparition de ces
idées de mort, il se trouve dans un vide qui l’angoisse. Il lui faudra trouver
quelque chose pour le combler. Il est certes satisfait, voire étonné de son
état actuel mais pense que le plus dur reste à faire : construire son devenir,
“se réinventer” , dit-il. Sa psychiatre lui conseille de ne pas se précipiter
et d’attendre que les médicaments agissent suffisamment pour son humeur. Quant
à lui, il estime ne pas pouvoir trop attendre encore et laisser le vide le
miner longtemps. Il souhaite se lancer dans des projets qui lui permettront de
combler ce vide et l’aideront à s’accrocher à la vie. Car, estime-t-il, il est
encore à la frontière d’un espace de mort qu’il vient de laisser derrière lui
et un espace de vie qui reste à inventer.
Après une seconde absence,
il se présente à la séance en disant qu’il est de plus en plus satisfait de son
état et que les choses progressent vers le mieux pour lui. Depuis quelques
mois, il ne pense plus à la mort et trouve cela très intéressant. Il commence à
bien s’occuper et à s’ouvrir sur le monde et les joies de la vie. Il a, par
exemple, pris rendez-vous avec l’ANPE pour affiner sa réorientation
professionnelle. Pour son jogging qu’il pratiquait dans son quartier, il va maintenant
de plus en plus loin en changeant souvent d’endroit. Il est aussi très enthousiasmé
à l’idée de se plonger dans la correction de l’ouvrage de son ami en vue de sa
publication.
Il me remercie pour le
soutien que je lui ai apporté jusque-là et dont il ne pouvait deviner l’intérêt
et l’importance. Aussi, le travail d’écriture qu’il a pu faire en marge de nos rencontres
constitue pour lui une sorte de renaissance. Il était, me dit-il, obligé d’y
passer. Il insiste sur le fait d’avoir pu accoucher des évènements passés par
écrit. C’était très important pour sa guérison, précise-til.
Les médicaments ont fait
certes leur effet, mais, ajoute-t-il, “nos entretiens m’ont permis de déposer
sur le papier ce qui me faisait horreur. En mettant par écrit ces choses, je
les sentais s’écouler à travers mon bras, en passant par la main et les doigts,
comme du poison” . Il revient encore sur ses notes en disant que ce qu’il a
écrit dans son cahier ne présente plus d’intérêt pour lui, car à présent, il ne
cherche plus à avoir réponse à tout comme il le faisait avant. Il m’apprend aussi
n’avoir plus rien à écrire. Mais ne rien avoir à écrire laisse apparaître dans
les séances suivantes un “ne rien avoir à dire”, car dit-il, il ne tient plus à
parler de lui. Il a certes parlé de choses importantes, en a mis certaines à
distance, et a mis de l’ordre dans d’autres. Et par-dessus tout, il a redressé certaines
erreurs de jugement, très salutaires à ses yeux, en particulier celle de mettre
l’origine de ses malheurs uniquement sur le dos de sa mère. Sur lui-même, il
n’a plus rien à dire. À quoi bon alors persister à parler de lui et continuer à
étaler les histoires mesquines de son petit moi. Et il se demande même pourquoi
il continue à venir.
M. Palmier quitte cette
séance pour ne plus revenir effectivement. Au bout de quelques mois, je n’ai
pas pu résister à l’envie de savoir ce qu’il était devenu. Je lui écris un petit
mot en lui proposant de m’appeler ou de venir à la consultation. Il arrive pour
m’informer que maintenant c’est confirmé, il ne connaît plus ce désir de mort
dans lequel il était complètement englouti.
Depuis nos rencontres,
dit-il, il n’est plus comme avant. Il en arrive même à s’étonner de lui-même et
du fait d’être parvenu à ne plus revivre ce désir de mort si obsédant. Il
s’estime guéri maintenant et me rappelle l’avoir, vers les débuts de nos
rencontres, aiguillé dans ce sens. C’est avec les services de l’ANPE qu’il
continue à consolider cet acquis formidable, dit-il. Nous ne sommes quittés sur
ces mots jusqu’au jour où, un an après, je le croise lors de sa marche quotidienne
au bord de la mer, alerte et très souriant. Il m’informe promptement qu’il a
changé complètement d’orientation professionnelle qu’il affine sérieusement dans
une ville voisine et qu’il en est très content. Nos chemins se séparent et j’ai
pensé en moi-même qu’il doit être alors bien et peut être mieux “guidé”.
Certainement a-t-il rencontré un ou quelques autres plus “dévoués” encore… à la
cause du sujet, à ses choix et à ses inventions insondables et singulières.
6
4
[1] Cet écrit qui m’a servi à préciser plus haut certaines
données anamnestiques, n’est pas organisé en fonction de ce qui se disait dans
chacune des séances hebdomadaires. C’est un récit court, précis relatant des
ressentis liés à des évènements vécus, organisés de manière rigoureusement
chronologique. Dans ce texte écrit dans un temps figé puisque toujours conjugué
au présent, on ne rencontre le moindre signe de production métaphorique : pas
de signe d’invention discursive… pas de découverte de sens, pas d’indice d’une
quelconque résonance transférentielle… C’est un texte de construction
monolithique où il n’y a pas de place pour une adresse autre ou de dialogue. L’idéal
qu’il confère à l’écriture n’a pas chez lui une fonction de produire un
hypothétique savoir inconscient. En conséquence de la position mélancolique du
sujet, l’artifice de l’écriture qui signe son arrimage au langage, a entraîné
dans sa chute la fonction de la parole. Néanmoins, celle-ci a tout de même pu
produire quelques effets consistant à pacifier les rapports du sujet à la
jouissance maternelle que le défaut de la métaphore paternelle et la carence de
la signification phallique ont manqué de positiver en plus-de-jouir, laissant
le sujet en prise avec une cadavérisation de son être marqué par le seul prisme
de la négativation primordiale du langage.