✪ Le conte entre rêve et parole: d'une modalité d'articulation du sujet au collectif

Résumé :

Le sujet de l’inconscient et le collectif entretiennent des relations consubstancielles. Il sont l’un pour l’autre comme l’endroit à l’envers. Le passage de l’un à l’autre se fait comme sur une bande de Moebius où l’on ne peut distinguer un intérieur d’un extérieur. Si le sujet de l’inconscient est l’effet des lois du langage, il n’est pas sans prendre la coloration des productions collectives et leurs montages institutionnelles qui, par un certain agencement collectif de discours et des énonciations, lui creusent des canaux et lui confèrent des modalités d’expression spécifiques. Le conte et le rêve, tels qu’ils peuvent se renvoyer l’un l’autre et se déployer dans une parole singulière, se donnent comme des moyens privilégiés pour saisir cette articulation. L’illustration en est faite ici à partir d’une rencontre clinique de recherche, dans un contexte culturel de tradition orale, avec une jeune femme de 11 ans, contant les marques d’un destin pour les signes d’une destinée rêvée.
 Mots clefs : Conte, rêve, parole, sujet, collectif, Œdipe, clinique.
 
Cet article est publié dans Adolescence, n° 56, 2006
 
 
Le matériau clinique que je vais relater ici à tire d’exemple est constitué essentiellement de contes articulés à la production onirique d’un sujet qui les trame dans une parole singulière et les articule à travers ses signifiants propres. Matériau qui, je l’espère, nous donnera une idée de ce que c’est qu’être dans son monde.

Agée de 11 ans, Fatima est l'aînée de trois sœurs et la cadette d'un frère de quatorze ans. Jusqu'à l'âge de neuf ans, elle, ses frères et sœurs, ses parents ainsi que ses oncles et leurs enfants vivaient ensemble avec les grands-parents paternels. Mais après la mort du grand-père, les fils de celui-ci se sont séparés et le père de Fatima a dû immigrer en ville, au centre du Maroc, pour gagner sa vie et celle de sa famille. Fatima n'a jamais fréquenté l'école. Intelligente et lucide, elle se présente malgré son jeune âge, comme une femme au seuil de l'accomplissement de son statut. Comment Fatima nous donne-t-elle à voir, a travers ses élaborations personnelles, le cheminement à parcourir, traditionnellement tracé et codifié, que la problématique œdipienne doit accomplir en vue de sa résolution et de sa sublimation communément partagées ?2


Du père au frère

Du fait de l'éloignement effectif du père d'une part et de l'idéalisation culturellement fondée de l'image paternelle d'autre part, Fatima déplace facilement son désir sur son frère aîné, haut de ses quatorze ans, qui devient de fait le substitut du père. Le frère, par sa présence permanente et par son autorité sur elle communément admise, attire sur lui et le désir et son interdit. Elle exprime ce désir à travers ce conte qu'elle aime tant et dont elle a souhaité parler en premier : « Hlala est allée à la source avec ses amies pour se laver les cheveux. Aussitôt qu'elle a fini, elle repart, mais à la source elle perd quelques longs cheveux. Peu après, son frère va abreuver son cheval dans le même point d'eau et un cheveu s'accrochant au naseau de ce dernier l'empêche de boire. « Le frère jure par Allah, continue-t-elle, qu’il épousera coûte que coûte la fille dont mes cheveux..., euh !dont les cheveux sont de la même longueur. Après avoir comparé les chevelures de toutes les filles du village avec le cheveu repêché dans la source, il s'aperçoit que celui-ci appartient à sa sœur et décide de l'épouser.
 
Alors la sœur dit à son frère : « écoute petit frère chéri, puisque c'est ainsi, lorsqu'on voudra me coiffer, tu prendras la brosse et tu t'enfuiras avec. Quand je te demanderai de t'arrêter, tu t'arrêteras..., euh ! tu te sauves et quand il te demande de courir tu t'arrêtes » ! Alors le petit frère prend la brosse à cheveux et tant que sa sœur lui intime l'ordre de s'arrêter, il continue à courir jusqu'à un point d'eau. La sœur conseille à son frère de ne pas en boire sous peine de se transforme en volatile. Oubliant ce conseil, le frère boit, se transforme en oiseau et s'envole. Quant à la sœur elle est restée sur les lieux toute seule. Lors de son passage, le cortège royal l'aperçoit, l'emmène et elle devient ainsi l'épouse du roi à qui elle donne deux garçons « Lahcen et Lhocine » ».
 
La source ici ne réfléchit-elle pas le lieu subjectif où jaillissent les pulsions libidinales dans lequel le désir de chacun des protagonistes peut puiser pour son propre compte ? La fille y va avec sa chevelure longue et abondante qui, dans la symbolique arabe traditionnelle métaphorise une féminité en pleine éclosion. Le frère s'y dirige sur son cheval synonyme de virilité phallique. Par conséquent les cheveux accrochés au museau du cheval ou repêchés par celui-ci (qui sait ?) scellent imaginairement l'articulation du désir de Fatima-Hlala à celui de son frère. Mais si cette construction imaginaire qu'est le conte de Hlala met clairement en scène l'articulation réciproque des penchants libidinaux au niveau de la fratrie, elle est en même temps et surtout organisée de sorte à promouvoir la désarticulation et le dépassement de ces penchants en les vouant à se redistribuer dans une socialisation conforme aux normes communautaires. Ne se conclut-il pas avec la naissance de deux garçons comme fruit d'un mariage honorifique de surcroît !
 
Néanmoins l'histoire de Hlala telle qu'elle est contée par Fatima ne manque pas de dévoiler en les véhiculant les désirs incestueux encore vivaces de celle-ci pour son frère. L'espace de ce conte offre donc à Fatima le cadre imaginaire propice à l'expression singulière de ses désirs incestueux d'une manière détournée et fugitive certes. Les lapsus en témoignent. Aussi et en même temps, la suite de l'histoire, au fur et à mesure de son déploiement, n'est pas sans faire miroiter à Fatima les canaux normatifs dans lesquels ses désirs doivent ultérieurement se mouler.


Du frère au cousin

La solution heureuse et finale que propose ce conte à la problématique incestueuse de Fatima ne peut, en fait, dans son contexte psychosocial se voir réaliser qu'en passant par des étapes intermédiaires : dégager le frère de son image incestueuse et promouvoir celle du cousin à la fois comme substitut fraternel et comme époux éventuel. En effet, le cousin en tant que personnage médian entre le frère et l'époux non seulement reporte sur sa personne les désirs visant le frère mais aussi leur permet de trouver en sa personne, les prémices d'une normalisation socialisée. Le rêve suivant, que l'évocation de l'histoire de Hlala n'a pas manqué de rappeler à la mémoire de Fatima, permet de nous mettre sur les traces des sentiments ambivalents dont le personnage du cousin est le support idéal. « Chez nous ici, dit-elle en relatant son rêve, quand il y a un mariage, on fait venir un groupe de danseurs. Dans le rêve, moi et ma cousine, nous avions enfourché un vélo et nous regardions tranquillement la fête. Tout à coup son frère est arrivé et nous a giflé toutes les deux. Moi, dans le rêve, je me suis mise à hurler au point de réveiller ma grand-mère. »
 
Lors de ces associations autour du rêve, Fatima explique la réaction de son cousin par le fait que celui-ci n'admet pas que sa sœur et sa cousine assistent à une fête où, de surcroît, des « chikhâtes », (danseuses-chanteuses-prostituées), font partie du groupe des musiciens qui animent la fête.
 
D'un point de vue socioculturel, l'attitude du cousin peut aisément se comprendre quand on sait que dans le milieu traditionnel toute personne responsable "mukallaf", est censée veiller sur la sauvegarde de l'honneur de la famille. Les hommes aussi bien que les mères ont la charge morale de contrôler les agissements et déplacements des jeunes femmes et grandes filles de la famille élargie (âïla), en vue de préserver leur chasteté. Aussi, les frères et les cousins proches et éloignés, et ce dès l'âge de raison doivent agir de même à l'égard de leurs sœurs et cousines. Ici en l’occurrence, c'est le cousin de Fatima qui intervient dans le rêve pour interdire aux deux filles ce spectacle apparemment impudique et donc dangereux pour leur chasteté.
 
Mais la problématique œdipienne de Fatima, s'épuise-t-elle avec cette signification qu’expose directement ce rêve ? Certes non, car la pensée du rêve est beaucoup plus ambivalente que ce que le contenu manifeste laisse apparaître. Comment s'expriment alors les désirs conflictuels de Fatima à l'égard de son cousin?
 
D'une part Fatima sait que sa cousine est promise comme épouse à un cousin éloigné. Par identification à sa cousine dont le statut est maintenant fort idéalisé, elle vise à travers son rêve, le frère de celle-là comme éventuel époux. D'autre part, les aspects qualifiés impudiques de la fête mettent au devant de la scène, malgré le travail de censure dont fait preuve le contenu manifeste du rêve, les penchants libidinaux de Fatima à l'égard du cousin, de sa position de mi-frère et mi-étranger, le cousin devient la figure idéale sur laquelle se projettent les désirs dont le frère faisait l'objet. Et c'est justement la prévalence de ces penchants dans le rêve qui a, à notre sens, fait virer celui-ci au cauchemar. Qu'elle arrête net ainsi le rêve, c'est qu'elle ne peut que couper court à ces penchants sexuels projetés sur le cousin.
 
L'expression de ces penchants est encore insupportable pour Fatima puisque non contenus, à l'instar de sa cousine, dans le cadre d'un projet de mariage en dehors duquel toute jouissance sexuelle est frappée d'interdit.


Du cousin à l'étranger comme époux éventuel

Du fait de son âge, Fatima traverse la période pubertaire avec ce que cela implique de transformations biophysiques et de réactivation des conflits œdipiens. Ces états de changement sont accompagnés d'une phase de préparation éducative psychosociale au mariage qui la préoccupe depuis quelques temps déjà. D'ailleurs son commentaire du rêve précédent la conduit à parler d'un autre rêve où « un homme l'épouse et la ramène chez lui. Il la couvre de toute sorte de beaux habits et lui apprend les meilleures façons de préparer la bonne cuisine. Il la ramène aussi voir ses parents à elle et dit aux gens de son village que chez lui, elle ne mange plus maintenant la nourriture banale mais qu'il faut lui préparer des mets délicieux. » A travers ce rêve, Fatima exprime son souhait d'accéder au statut valeureux d'épouse aimée, choyée. Mais ce désir relaté franchement ainsi n'est pas sans réactiver les sentiments de peur motivés par l'évocation de l'acte rituel de la défloration orchestrée collectivement pour sanctionner la légalité coutumière du mariage.
 
Ces sentiments de peur vont, comme nous allons le voir, remobiliser l'angoisse de castration chez Fatima. Le rêve rapporté tout de suite après nous donne assez d'éléments précis là dessus : une fois par semaine, chaque village a droit à une citerne d'eau potable distribuée gratuitement par la collectivité locale. La scène de la distribution de l'eau dans le village de Fatima a offert le cadre-événement où se déroule ce rêve où elle voit sa mère prendre, au lieu des bidons, sa petite fille dans les bras et se diriger vers le camion citerne stationnant à l'entrée du village. Sa mère prend place dans une longue file d'attente où chaque mère, son enfant dans les bras, attend patiemment son tour. Le responsable de la citerne, tenant à la main une longue épée, coupe les têtes d'enfants qu'on lui présente à tour de rôle. Quand arrive le tour de sa mère, celle-ci tend avec une totale indifférence sa fille cadette pour qu'elle soit décapitée. « Alors je me suis mise à pleurer, pleurer, pleurer dit Fatima. Et pour me consoler l'homme me dit : "ne pleure pas. Il n'y a pas de quoi avoir peur. Je vais juste lui atteindre la gorge et m'arrêter. Je ne lui coupe pas carrément la tête (rire)". Je lui ai répondu qu'elle va mourir dans tous les cas. "Mais ce n'est pas pareil, m'a-t-il répondu, qu'est ce qui est préférable selon toi, lui couper la gorge et m'arrêter ou lui trancher la tête ?" Je lui ai dit : "après tout tu ne fais que ce qui t'arrange"3 ».
 
Dans ce rêve, crainte et désir s'emboîtent le pas. Dès son début, le rêve ne nous laisse pas indifférent devant les souhaits de Fatima d'accéder à une identité sexuée confirmée et les craintes d'en subir les conséquences qui en découlent. Quant aux souhaits, les femmes et les enfants rassemblés autour d'un camion sur la place du village en sont les simples et sûrs témoins. Car un camion, hormis celui de la citerne, ne s'arrête le plus souvent à la place du village que pour charger l'équipement ménager de la mariée, la veille de son départ pour la demeure de son époux. Femmes et enfants ne se rassemblent aussi massivement que pendant une fête de mariage. Ainsi, l'événement hebdomadaire de distribution de l'eau n'a pas manqué d'offrir à Fatima les symboles-épingles pour étendre le tissu transparent de son désir qui est d'accéder au statut de femme épouse.
 
En revanche, pour la réalisation d'un tel désir, Fatima se trouve devant la menace de l'épée décapitante et trancheuse de gorges. Elle nous soumet donc l'équation suivante : accéder à ce statut de femme que promet le mariage, nécessite la perte ritualisée de l'hymen. La gorge coupée dans le rêve représentant la perforation coïtale ritualisée de l'hymen, est en quelque sorte un acte redouté et anxiogène certes mais non annihilant pour Fatima. C'est, plutôt un acte symbolique et symboligène, un acte de promotion identitaire sur le plan psychologique et social.
 
La résolution affective des désirs conflictuels en présence dans ce rêve, est mise sur le compte d'une part, du mariage en tant que passage initiatique auquel Fatima se prépare. Elle est aussi mise en partie, d'autre part, sur le compte de sa fratrie et des filles de sa classe d'âge sur lesquelles Fatima projette comme le veut la tradition, une partie de sa conflictualité œdipienne.


La crainte de castration et sa projection sur la classe d'âge des filles

A la suite de ses commentaires autour de son rêve examiné plus haut, l'attention de Fatima s'est tout d'un coup portée sur une image vers laquelle, durant notre entretien, elle jetait de temps à autre des coups d'œil furtifs. Il s’agit d’une image où figurent cinq animaux, deux adultes et trois petits, tous en train de manger. Mais Fatima y voit une tout autre chose. Elle y remarque d'emblée que la queue de la petite va y être coupée. Le dindon va la lui couper parce qu'elle est mince. Et Fatima présume que la petite restera probablement sans queue si le dindon continue toujours à la maintenir entre ses dents. Puis elle ajoute : « Dans ce cas, si elle va à la forêt et que son propriétaire n'arrive pas à la rattraper, le dindon va à coup sûr la repérer à cause de sa queue coupée. Quand il la revoit, il la reconnaît même de loin. Alors que si elles sont toutes les mêmes, on ne peut plus les distinguer les unes des autres : et c'est parce qu'elle va être toujours reconnue facilement que ce n'est pas bien pour elle. A part ça il ne lui arrivera aucun mal. Sa queue guérira et redeviendra comme elle était... Non, pas comme elle était, elle guérira mais ne se rallongera pas. Elle n'est pas comme les cheveux pour pouvoir se rallonger. La chair quand elle est coupée ne revient plus comme elle était. Seulement sa trace restera ».
 
Redécouvre-t-elle ici l'acuité du complexe de castration qui l'a introduit dans l'œdipe au moment même où elle a reconnu son statut comme sexe châtré. Elle sait qu'elle a perdu la « queue » mais garde quand même un léger espoir de la voir repousser. Cette revendication phallique trouve en partie sa gratification féminine en se rabattant sur les aspects de beauté du corps féminin. Fatima convoque ici les cheveux puisque moins prohibés que les autres parties du corps féminin, comme substitut phallique de l'organe pénien jugé perdu.
 
Mais même si la trace charnelle de cette perte persiste, elle y substitue la  chevelure comme objet transitionnel, intermédiaire entre le plein perdu et le creux à masquer. Mais ce signe extérieur de féminité épanouie, n’a de valeur que s’il est accompagné et promulgué par un autre signe qui a valeur axiale : la virginité. Dans ce cas donc, ce qui reste à entretenir de la trace de la coupure dont ne parle pas Fatima mais qu'elle laisse deviner à travers le thème du rêve dans sa globalité, c'est la virginité. Virginité sans laquelle elle est exclue du monde féminin. Cette crainte de castration est tellement présente que Fatima, faute de pouvoir en supporter seule la charge, va procéder encore une fois par projection. Nous avons déjà vu dans le scénario précédent que c'est un groupe d'enfants et en particulier sa sœur qui subissent le châtiment.
 
Elle propose pour que la fille ne soit pas reconnue par le dindon castrateur, que toutes les filles de sa classe d'âge subissent le même sort. Elle illustre cet acte fantasmatique projectif par le conte intitulé « la chienne » (al-kalba), désignation métaphorique dans le langage pudique marocain pour signifier la prostituée. « Un garçon de famille noble amène son troupeau brouter dans les pâturages et y rencontre une fille aussi belle que le soleil. Il tue sa chienne et couvre la fille de sa peau. A son retour il insiste auprès de sa mère, qui refusait toujours, pour épouser sa chienne. Après avoir réussi à convaincre sa mère, il épouse la fille, la dévoile, et tout le monde est émerveillé de sa beauté. Le cousin de ce garçon tient à tout prix à faire pareil. Etant dupe, il épouse sa chienne qui, la nuit de noce, lui extirpe à coup de dents et de griffes les tripes et le tue. »
 
La crainte de perdre sa virginité aveugle Fatima au point de voir en la belle fille une presque chienne. Mais puisque l'épouse du cousin, la rivale, est une vraie chienne, la première à laquelle elle s'identifie à un statut de bonne épouse, de vraie femme, c'est-à-dire chaste. Sur ce pôle identificatoire, Fatima va encore plus loin à l'égard de sa cousine réelle qui est un peu plus âgée qu'elle. Elle veut être comme elle, même au prix des coups que celle-ci reçoit de ses frères. Elle reprend la séquence du rêve où le frère de sa cousine les a battues au moment où toutes les deux étaient en train d'assister à une fête de mariage : « lui, de toute façon, il avait l'habitude de frapper sa sœur chaque fois qu'il la surprend en dehors de la maison sans raison. Cette fille, elle a des frères ! Nous étions justement, me rappelle t'elle, en train de parler des frères qui contrôlent et protègent leur sœur. Alors ils la frappent. Moi aussi, dans mon rêve j'ai crié comme ma cousine ».
 
Avec ces associations - nonobstant leurs substrats inconscients – nous nous déplaçons du plan purement psychique au niveau social et conscient. Fatima veut être absolument comme sa cousine hyper contrôlée et protégée par ses frères. Son identification à sa cousine passe par l'axe de « l'avoir » c'est à dire qu'elle ne peut égaler sa cousine dans le statut d'épouse éventuelle qu'en ayant des frères qui la traitent comme elle, dans le but, en fin de compte de préserver sa virginité. Dans ce sens, elle avance que « lorsqu'une famille veut marier son fils, elle se renseigne d'abord pour savoir si la fille choisie a des frères. Si la fille n'en a pas, la famille peut supposer qu'elle n'est pas assez contrôlée et peut avoir des doutes sur sa conduite ». Et Fatima aboutit à la conclusion que le fait d'avoir des frères permet sans difficultés l'accès au statut d'épouse.
 
Il s'avère donc pour Fatima que l'existence des frères est le pivot sur lequel se croisent les identifications horizontales avec les égales et les identifications verticales avec les adultes, parents... Suite à son commentaire précédent, Fatima improvise le dialogue suivant entre une fille unique d'un côté et de nombreuses sœurs de l'autre : « la fille unique dit en s'adressant aux autres filles : "comment ne serais-je pas chère puisque je suis l'unique pour ma mère ? Mon père m'a acheté des vêtements et des bijoux en or. D'ailleurs à chaque fête on m'achète des nouveaux habits". Et les autres, nombreuses dans leur famille exempte de garçons, répliquèrent : "quant à nous, notre père est seul à travailler et nous sommes trop nombreuses pour qu'il puisse à chaque fois acheter des vêtements neufs pour chacune de nous. Alors que toi, t'habiller ne demande pas grand chose". »
 
Nous constatons ici que c'est bien l'axe des identifications rivalisantes qui prend le devant de la scène. Posséder de beaux habits et quelques bijoux, c'est égaler celle qui en a et pousser celle qui n'en a pas à en vouloir autant. Mais ce mode identificatoire de "l'avoir" n'est pas le seul déployé par Fatima, il coexiste avec le mode "d'être comme"... qui parfois se traduit par la rivalité pour l'acquisition d'un savoir-faire et parfois le désir d'accéder à une classe d'âge de statut supérieur.
 
Pour ce qui est de la première possibilité, lors d'une discussion sur les travaux ménagers, elle se montre intransigeante quant à l'obligation pour une fille de son âge de bien faire tout ce qui a un rapport au ménage. « Une fille qui ne sait rien faire, dit-elle, n'est pas désirée par sa famille ni par la famille qui veut la demander en mariage. D'ailleurs  dès  l'âge  de  sept  ou  huit  ans,  précise  t-elle,  les  filles  pendant leurs  jeux  et  réunions  se  dépêchent  de  venter  aussi  bien  ce  qu'elles  savent faire que ce qu'elles viennent d'apprendre dans les affaires du ménage. Tandis que les femmes se réunissent dans les coins obscurs des ruelles pour cancaner, les   filles   doivent  exécuter  les  tâches  désignées  par  leurs  mères.   Quand  une   fille a de l'habileté et du savoir-faire et donc finit tôt, elle s'active à aider une ou plusieurs copines pour vaquer le plutôt possible à leurs jeux collectifs. Celle qui réussit vite et bien son ménage et donc, aux yeux de toutes les filles de sa tranche d'âge, la plus valorisée. »
 
La seconde possibilité se résume dans l'intention de Fatima d'assumer largement son statut d'égale à égale à l'égard des filles de sa classe d'âge et même de tenter d'avoir un statut supérieur. Et si cette ascension immédiate se réalisait ? Fatima ridiculiserait de la sorte les mères des filles (ses égales) qui occupent officiellement ce statut : « moi je n'aime pas que les autres filles puisent de l'eau avec ma mère et lui parlent. J'aime pas la laisser aux autres filles dans la mesure où j'ai leur âge. Si ça peut arriver, c'est plutôt moi qui dois aller chercher de l'eau avec leurs mères et non pas les autres avec ma mère ».
 
Une autre modalité d'identification autour de laquelle elle nous entretient et celle qui a trait à son statut de future épouse. Elle s'articule sur le modèle comportemental que Fatima souhaite adopter à l’égard de la mère de son futur époux, dans une discussion à propos de son mariage éventuel. Elle trouve d'abord regrettable que la plupart des belles-filles ne conviennent pas à leurs belles-mères. Elle fait ensuite savoir que c'est une très bonne chose qu'une mère de fils candidats au mariage tombe sur des belles-filles dociles, qui travaillent convenablement et ne gaspillent pas. Dans ce cas la mère peut avoir en elles une confiance suffisante pour leur confier la clef du cellier. Fatima sait bien que la docilité et l'endurance sont quelques-uns uns des aspects du comportement qu'elle doit adopter pour acquérir la tolérance de ses beaux-parents. Elle reprend à son compte les propos que l'on formule à l'égard de l'épouse bénie qu'elle souhaite être : « elle est complètement soumise à sa belle-mère, dit-on : elle exécute toutes les tâches qu'on lui demande. Lui donne à manger ce dont elle se prive et lui offre des habits qu'elle-même ne se permet pas (...) ».
 
L'examen des repères identificatoires et des investissements d'objets relatés par Fatima à travers ses élaborations imaginaires construites essentiellement à partir de rêves contés et de contés parlés, nous éclaire plus particulièrement sur ce que c'est qu'être femme dans son milieu et comment elle s'y emploie pour y accéder. Elle nous a donné ainsi à voir comment schématiquement se construit puis se résout la problématique œdipienne dans un milieu où sa trajectoire identitaire de fille puis de femme est en grande partie balisée par des repères socio-psychologiques sanctionnant et réglant, au vu de tous, la position et le statut de chacun.
 
 

Bibliographie

DACHMI A., « Echec du projet de vie de l’adolescente maghrébine de milieu
 traditionnel (la ruse hystérique) », L’Information psychiatrique, n°7, 1994, pp. 601-604.
ELFAKIR A., Œdipe et personnalité au Maghreb, Paris, L’Harmattan, 1995.
ELFAKIR A., « Destins de l’Œdipe, De quelques constructions mythiques du complexe d’Œdipe au Maghreb », Logos & Anankè ; revue de psychanalyse et de psychopathologie, n° 2/3, 1999-2000, pp. 165-179.
ORTIGUES M.C. et E., Œdipe africain, Paris, U.G.E, 1973, (2° édition).
 






* Maître de conférences en psychopathologie, Membre du centre de recherche en psychologie, université de Bretagne occidentale (UBO) et du laboratoire de psychopathologie et clinique psychanalytique, Rennes II.
 
1 Dans Œdipe et personnalité au Maghreb dont est issu le matériel de cette rencontre clinique, nous avons tenté une présentation schématique de ce que nous pensons être la configuration générale de la problématique œdipienne dans le milieu traditionnel marocain. Nous y avons précisé que si l'accès à l'œdipe est non seulement universel mais aussi identique dans toutes les cultures, les solutions proposées pour sa résolution diffèrent d'une aire socioculturelle à une autre. Dans ce milieu et par extension les milieux arabo-musulmans traditionnels, les désirs œdipiens de meurtre et d'inceste visant les parents chez les deux sexes sont immédiatement neutralisés par la forte idéalisation des figures parentales. Des attitudes de soumission, de crainte, de vénération et de dévouement s'installent à l'égard des parents tandis que vers la fratrie, les égaux et les pairs se déplacent les pulsions hostiles et les penchants libidinaux. Ce sont les pairs qui, dans le dépassement de la problématique œdipienne constituent les objets d'investissement libidinal et les rivaux à écarter ou à surpasser comme on le verra dans ce cas d’une façon exemplaire.
 
2 Sur le plan méthodologique, je signale que ces rencontres s'inscrivent dans le cadre d'une recherche en clinique. Le recueil des données a eu lieu dans le domicile même de Fatima.
 
3 Le fantasme fondamental « un enfant est battu » que Freud isole et universalise à partir de la cure de sa propre fille Anna a ici un de ses équivalents qu’on peut formuler par «un enfant est égorgé ». Cette formule condense et traduit de très près le geste mémorial - biblique d’abord et coranique ensuite - d’Abraham s’apprêtant à égorger un bélier en lieu et place de son fils Ismaël, ancêtre des Arabes. Ce geste est repris et reconduit dans la tradition musulmane, sur le plan subjectif, par la circoncision côté homme et par la défloration côté femme comme marques d’affirmation de l’identité sexuée et sur le plan collectif, par la plus importante des fêtes dans le monde musulman, la «fête du sacrifice ».