✪ Le savoir à la limite : de l'anthropologie structurale à la psychanalyse

 
Résumé  
Situé à la charnière de l'anthropologie structurale et de la psychanalyse, l'interdit de l'inceste est le thème majeur des débats entre ces deux disciplines. Mais si Lévi-Strauss prend comme donnée cet interdit et le met d'emblée, sans pouvoir en expliquer l'origine et le mécanisme, à la base de sa théorie des systèmes de parenté, il nie à la psychanalyse toute possibilité de fonder logiquement un tel interdit, qui en constitue pourtant l'objet par excellence. En est-elle effectivement incapable ? Notre analyse des contributions de quelques psychanalystes (Devereux et Green) qui n'ont pas manqué de participer à ce débat, nous mène à penser que ces auteurs, puisqu'ils ne retiennent de la castration que sa figure rétorsive et du désir que celle empêtrée dans la rivalité jalousante, prêchent par défaut contre le discours psychanalytique.
Opposant ainsi le désir à la Loi et ne faisant de celle-ci qu'une simple défense familialo-œdipienne contre un désir coupable, répondant ainsi à l'attente de Lévi-Strauss, les positions de ces analystes ont abouti à faire jouer à la psychanalyse le rôle du bouche-trou psychologique dans la théorie Lévi-straussienne de la parenté.
 
Mots clés
Interdit de l'inceste. Anthropologie, Psychanalyse. Sujet de l'inconscient. Désir. Loi.


Bien des points dans la doctrine freudienne, n'ont pas reçu par Freud même, les développements qui leur conviennent. Il en va ainsi, par exemple, des complexes d'Oedipe et de castration dont les origines, les articulations et les aboutissements ont fait, chez Freud, l'objet d'élaborations théoriques pour le moins obscures sinon décevantes. Son explication de l'interdit de l'inceste n'est pas sans être, par conséquent, affectée. Ainsi, l'action de la barrière contre l'inceste qui est pour Freud à la base de l'inhibition des pulsions sexuelles à l'égard des personnes parentales, ne peut être selon lui, que d'origine sociale et familiale : « Une telle barrière, écrit-il, est commandée par la société, obligée d'empêcher que la famille n'absorbe toutes les forces dont elle doit se servir pour donner des organisations sociales supérieures » (1).
 
Faute de pouvoir fonder en théorie l'acte fondateur du meurtre du Père comme point pivot dans l'inscription subjective de l'interdit de l'inceste, Freud est amené à postuler une mémoire héréditaire de l'espèce qui a charge de transmettre, de génération en génération, la Loi fondatrice qui découle de cet acte symbolique.
 
Le réalisme sociologique et familialiste qui entachait la découverte de l'inconscient chez Freud, conduit celui-ci non seulement à situer l'origine de la loi de l'interdit de l'inceste dans le cadre d'une imaginaire horde primitive où aurait eu lieu un hypothétique premier meurtre supposé avoir des incidences constitutives du psychisme humain, mais aussi à concéder la mise en fonctionnement de cette loi - dont le respect, comme le dit Freud, est « avant tout une exigence culturelle de la société » - au couple parental, et par extension, au groupe social.
 
Dans Les structures élémentaires de la parenté (2), Lévi-Strauss reproche à Freud sa tentative de vouloir expliquer l'origine de l'interdit de l'inceste par le recours à une construction mythique théoriquement stérile selon lui. Il rejette donc l'hypothèse freudienne concernant la horde et le meurtre primitifs comme cadre et mobile du tabou de l'inceste mais reprend à son compte l'idée de Freud qui veut que l'origine du tabou de l'inceste soit d'ordre purement social.
 
Partant des œuvres fondatrices de Freud et de Lévi-Strauss, les débats entre anthropologie et psychanalyse autour de la problématique de l'interdit de l'inceste, située précisément à la charnière de ces deux disciplines, n'ont cessé de se développer.
 
Précisons toutefois qu'il n'y a pas eu chez Freud de réflexion proprement psychanalytique à propos du tabou de l'inceste tandis que Lévi-Strauss en a même fait, sans pouvoir en donner une explication rigoureusement valable, le pivot de son anthropologie structurale. Celle-ci ne pouvant effectivement pas expliquer la prohibition de l'inceste, elle la prend comme postulat de travail : « Si la racine de la prohibition de l'inceste est dans la nature, écrit Lévi-Strauss, ce n'est jamais cependant que par son terme, c'est-à-dire comme règle sociale que nous pouvons l'appréhender » (3). C'est donc comme principe explicatif, comme moteur que l'anthropologie structurale y a recours dans son analyse des divers rapports de parenté et différentes modalités de filiation.
 
Si donc l'anthropologie structurale ne peut effectivement rien avancer qui permette de saisir l'articulation, l'agencement et les fonctionnements des mécanismes du tabou de l'inceste, ceux-ci constituent pour la psychanalyse l'objet par excellence d'élucidation clinique et d'élaboration théorique.
 
Que celle-ci puisse avoir comme objet d'analyse le postulat même sur lequel repose tout l'édifice théorique de Lévi-Strauss, voilà ce qui ne manque pas de conduire ce dernier à adopter à l'égard de la psychanalyse une sérieuse méfiance quand il ne peut simplement la rejeter ou espérer purement se l'annexer.
Dans cet article, nous n'avons nullement l'intention de faire un inventaire exhaustif des échanges émis de part et d'autre des deux disciplines respectives autour de la question de l'interdit de l'inceste. Notre souci ici est plutôt de focaliser l'attention sur un aspect particulier de ces débats : d'une part, examiner la position franchement seconde que réserve Lévi-Strauss à la psychanalyse au sein de son système théorique, en faisant de celle-là un supplément d'âme de l'anthropologie structurale. D'autre part, analyser les réflexions de quelques analystes (4) qui, inscrivant leurs thèses dans les limites du cadre fixé par Lévi-Strauss, n'ont abouti en fin de compte qu'à une psychologisation du discours analytique au service du système théorique de la parenté.
 
Mais avant de nous lancer dans le déploiement de notre analyse, rappelons d'abord quelques éléments principaux de la thèse de Lévi-Strauss sur le tabou de l'inceste.


LA THESE DE LEVI-STRAUSS

Pour la réalisation d'une structure de parenté, il faut, selon Lévi-Strauss, trois types de relations toujours d'emblée données dans la société humaine. Ces relations sont de consanguinité (entre frère et sœur), d'alliance (entre mari et femme) et de filiation (entre parents et enfants). L'important à signaler d'ores et déjà, c'est qu'on ne peut jamais trouver un groupe social dans lequel aucun type d'alliance ne soit prohibé. Autrement dit, il y a toujours une relation d'exclusion qui s'exerce, selon des degrés variables, entre consanguinité et alliance. C'est cette exclusion de base, minimale et généralisée qui garantit l'universalité de la prohibition de l'inceste. Cela revient selon Lévi-Strauss, au fait que le système d'échange est toujours le fondement essentiel et commun à toutes les modalités de l'institution matrimoniale : « Le lien d'alliance avec une famille différente assure la prise du social sur le biologique, du culturel sur le naturel... » (5).

 
Dans la société humaine, selon la conception de Lévi-Strauss, un homme ne peut donc avoir une femme qu'à la condition qu'un autre homme la lui cède comme sœur ou comme fille. Dans ce cadre-là, « la prohibition de l'inceste est moins une règle qui interdit d'épouser mère, sœur ou fille, qu'une règle qui oblige à donner mère, sœur ou fille à autrui. C'est la règle du don par excellence » (6).
 
Ainsi, pour expliquer le caractère fondamental de l'élément de parenté, l'auteur le ramène à la prohibition de l'inceste qui constitue la règle des règles et bénéficie par là même d'une fonction universelle indéniable puisque sans sa médiation la réciprocité s'annule et la société n'est pas.
 
À cette règle des règles, l'anthropologie structurale, n'a pas directement accès, elle n'en perçoit qu'après-coup les effets à travers les modalités d'alliance universellement codifiées. À la question : Comment s'opère l'articulation de la culture sur la nature, Lévi-Strauss répond que « c'est précisément l'alliance qui fournit la charnière, ou plus exactement l'entaille où la charnière peut se fixer : la nature impose l'alliance sans la déterminer et la culture ne la reçoit que pour en définir aussitôt les modalités. Ainsi se résout l'apparente contradiction entre le caractère de règle de la prohibition et son universalité ; l'universalité exprime seulement le fait que la culture a, toujours et partout, empli cette forme vide, comme une source jaillissante comble d'abord les dépressions qui entourent son origine» (7).
 
La prohibition de l'inceste instituée comme la règle des règles : saisie non en son point même de jaillissement mais à travers ses incidences culturelles et sociales ; rattachée à un inconscient structural, culturel et sans sujet déterminé, voici quelques points de réflexion qui n'ont pas tardé à attirer l'attention de nos psychanalystes et qui, chacun à sa manière et selon ses propres moyens théoriques, ont essayé de repositionner ces questions à travers la doctrine psychanalytique.

LA PSYCHANALYSE COMME COMPLÉMENT THÉORIQUE DE L'ANTHROPOLOGIE STRUCTURALE

 
Dans son travail à propos de la notion de parenté, Devereux (8) déclare être parfaitement en accord avec la thèse de Lévi-Strauss qui rattache - comme on vient de le voir - la circulation des femmes au phénomène plus général de la réciprocité. Cependant, il reste frappé par l'insuffisance de l'analyse donnée quant au rôle que joue le phénomène de la circulation des femmes dans l'explication de la notion de parenté et aussi dans l'élucidation du besoin auquel celle-ci répond.
 
Ainsi, loin de chercher à mettre en cause la thèse de Lévi-Strauss, il se donne pour mission de lui apporter, selon sa propre expression, « le complément psychologique » qui semble lui faire défaut. Comment n'agirait-il pas de la sorte alors que le rapport qu'entretient son analyse avec celle de Lévi-Strauss à propos du phénomène de l'échange matrimonial, est un rapport, précise-t-il, de « complémentarité typique». « Pour approfondir la compréhension des problèmes concernant l'échange matrimonial et chercher à voir plus clair dans l'infrastructure des systèmes de parenté, il fallait, écrit-il, changer le code de  référence, et passer du discours  sociologique au discours psychanalytique. C'est précisément ce que cette étude a tenté » (9). C'est donc à partir du discours psychanalytique que Devereux va tenter d'élucider la signification inconsciente que recèle la circulation des femmes.
 
Au niveau conscient, estime Devereux, l'échange se présente sous le modèle suivant : « Tu m'as offert si amicalement ta sœur que je me fais un plaisir de t'offrir la mienne ». Mais à un niveau moins conscient, c'est le modèle suivant qui prévaut : « Je t'ai souillé en couchant avec ta sœur, je dois donc supporter que tu me souilles en couchant avec la mienne ». Ainsi, le lien matrimonial entre mari et femme ou entre deux familles paraît être largement secondaire par rapport à sa fonction principale qui est de « masquer l'hostilité en proclamant la création d'une alliance » (10).
 
Mais alors, comment s'articule cette hostilité inconsciente ? Le rituel du mariage, qui est avant tout une transaction entre hommes à propos de femmes, a pour fonction, précise Devereux : « non de résoudre le problème hétérosexuel d'une manière socialement avantageuse, mais de repousser le spectre menaçant de l'homosexualité latente, produit du complexe d'Œdipe » (11).
 
À travers ce raisonnement, l'auteur nous conduit pas à pas à sa thèse principale qu'il formule de la manière suivante : « II existe un étroit rapport entre le troc des femmes et les pulsions homosexuelles latentes des hommes qui les échangent » (12). Pour expliquer son hypothèse, Devereux avance que le désir d'inceste qui est, du reste, violemment inhibé à l'aide d'innombrables règlements, se transforme en complexe d'Oedipe et se manifeste, à l'âge adulte, sous différentes formes de jalousie recouvrant le large champ des échanges matrimoniaux.
 
Dans le cadre du complexe d'Oedipe, le désir d'inceste se réactualise dans l'attachement œdipien à la mère. Cette fixation met en échec la résolution de l'œdipe du garçon, résolution qui suppose normalement un triomphe homosexuel fantasmatique sur le père. La non résolution de l'attachement oedipien à la mère, induit chez le garçon le sentiment coupable de ravir au père son épouse, ce qui implique chez lui un devoir de compensation sexuelle envers le père, devoir qui reste indubitablement accompagné chez le fils, d'une envie de revanche homosexuelle. Et comme l'épouse, pense Devereux, est l'équivalent psychologique de la mère, l'échange des femmes : « se rattache, à travers la loi du talion, à une tendance obsessionnelle au « bilanisme », autrement dit, à une revanche compulsive de la symétrie, avec tout ce que ce genre d'obsession comporte d'homosexualité latente, de jalousie, de désir de vengeance. » (13).
 
L'échange des femmes, si l'on en croit Devereux, a donc pour fondement les sentiments de dette et de retaliation engendrés et entretenus par l'homosexualité refoulée d'un complexe d'Oedipe non résolu. Avancer la thèse de l'homosexualité œdipienne comme base d'explication, n'est-ce pas déjà limiter la conception psychanalytique à la seule dimension psychopathologique ? Se fondant sur les effets pathologiques d'un Œdipe mal résolu pour comprendre le système de parenté et l'interdit de l'inceste, l'analyse de notre auteur n'est-elle pas restée en deçà d'une explication psychanalytique proprement dite ? Plus encore, l'auteur n'est-il pas tombé dans le piège d'une névrotisation du discours psychanalytique, en prenant la névrose comme modèle et cadre d'interprétation ? Pour preuve, Devereux écrit expressément que pour comprendre la notion de parenté et, du même coup, la prohibition de l'inceste, « il faut bien se référer à la névrose obsessionnelle compulsionnelle avec tout ce qu'elle comporte d'agressivité et d'homosexualité refoulée » (14).
 
Pourtant Devereux croit que sa réflexion est « psychanalytiquement jusqu´au-boutiste » (15). Il en était même absolument certain au point d'affirmer que cette thèse lui paraît tellement vraie « qu'il est impossible d'en présenter une autre ».
 
Cette thèse que Devereux estime psychanalytique jusqu'au bout n'est parvenue, à notre sens, qu'à domestiquer le tranchant psychanalytique et en faire un pendant de la sociologie de la parenté. N'a-t-elle pas d'ailleurs pour but ultime d'apporter « l'élément psychologique » qui aurait pour fonction de compléter la théorie de l'échange ? Devereux n'est parvenu, de fait, dans ce cas-là, qu'à phagocyter le discours psychanalytique et le transformer en une sous-discipline dans le large champ des recherches ethnologiques (16).
 

ANTHROPOLOGIE ET PSYCHANALYSE FACE AU TROU DANS LA THÉORIE DE LA PARENTÉ 

Dans le cadre du prolongement du débat entre anthropologie et psychanalyse sur cette question vient s'inscrire une réflexion d'A. Green (17). Ce qui a le plus frappé celui-ci dans la construction théorique de Lévi-Strauss à propos de la notion de parenté c'est le fait que celle-ci se limite aux relations sociales qui relèvent des attitudes sanctionnées par des cérémonies et des tabous plus ou moins rigoureux. Lévi-Strauss quant à lui, est bien conscient de cet état de chose et a expressément noté que ses essais de systématisation théorique à propos de la parenté concernent surtout les relations fonctionnelles entre les attitudes qui, non seulement s'expriment à travers un cérémonial fixé, mais sont réglées par des tabous ou des privilèges. Dans ce sens, l'atome de parenté se présente comme la symbolisation et la systématisation théorique de toutes les relations normalisées et rigoureusement codées entre les éléments d'un système donné de parenté.
 
Mais, demandons-nous, si la quasi-totalité des relations à l'intérieur de l'atome de parenté sont réglementées, qu'en est-il de la relation mère-enfant ? Green nous fait remarquer qu'il n'en est rien. Dans ce cas l'atome de parenté omet de codifier la relation entre la mère et ses enfants. Celle-ci n'est pas, ou très peu, soumise à l'intégration et à la normalisation rituelle et cérémoniale alors qu'elle n'en est pas moins importante par rapport aux autres relations familiales.
 
Cette non normalisation de la relation mère/enfant n'est-elle pas justement un facteur de maintien et d'équilibre de l'atome même ? Pour Green en effet, la procréatrice, par son double statut de mère et d'épouse cristallise un double rapport d'intimité maximale, double rapport qui n'est pas sans constituer le point de tension extrême du réseau et, du même coup, son principal facteur d'équilibre.
Ainsi, la relation mère/enfant qui, pour Levi-Strauss, est tout à fait secondaire et dont il peut - comme il le déclare explicitement - se passer dans ses explications des conduites collectives, tient, au contraire, une place fondamentale dans la conception psychanalytique, car, écrit Green : « elle n'est pas seulement envisagée dans un caractère structurant normatif, par rapport au groupe social, mais elle est tout à fait capitale pour le problème d'identité » (18). Problème qui ne peut être éclairé convenablement, précise-t-il, « qu'à concevoir le modèle œdipien sur un mode structural ».
 
Voyons comment l'auteur conçoit la question : le complexe d'Oedipe est constitué d'une double différence intériorisée ; différence des générations articulée à celle des sexes. La double identification aux termes du rapport de la génération met en conflit la bisexualité psychique avec l'identité sexuelle qui peut aussi bien s'affirmer qu'être battue en brèche et ce, selon les aléas du refoulement auquel se trouve soumise la première.
 
Le champ de ce processus est bien le rapport d'Ego à ses géniteurs. Mais l'auteur précise que par le terme de géniteur il ne vise pas l'agent biologique de procréation mais fait plutôt référence « au lien de filiation imaginaire qui lie le sujet aux constituants du couple dont il est le produit dans le fantasme du désir qui a présidé à sa venue au monde » (19).
 
Pour Green, la division primordiale du sujet prend racine dans le rapport à l'Autre. C'est-à-dire que le sujet naît « dans la relation de l'enfant au regard de sa mère ».
 
Avant l'Oedipe, l'enfant se trouve pris dans un désir qui lui échappe, celui de sa mère. Celle-ci, pendant cette période de dépendance originaire de l'enfant à son égard, réfléchit le désir de l'enfant sur lui-même et crée par ce mouvement « le renversement de l'objet du désir », donnant ainsi à son enfant le statut d'objet du désir de son objet du désir à lui.
 
Cette structure, ajoute Green, inclut le père en tant qu'absent, c'est-à-dire « à l'état de présence potentielle, mais aussi de perte potentielle. La potentialité dans laquelle nous le plaçons ici n'est pas purement hypothétique. Elle résulte du fait que l'enfant est, dans son existence corporelle et son apparence physique, le produit matériel et irrécusable de l'union des parents et que le regard de la mère ne peut en exclure le rappel qu'en y incluant un autre géniteur » (20).
 
Mais avec l'installation de la triangulation œdipienne apparaît un conflit entre, d'une part, l'aperception par le sujet d'un désir entre ses parents et duquel il se sent exclu, et de l'autre la haine qui en résulte : « la clôture du triangle, écrit Green, amènera la contradiction entre le rétablissement d'un désir entre les parents, condition d'existence du sujet, et la haine qui résulte de son exclusion de leur rapport. Celui-ci doit cependant être maintenu puisque c'est ce qui assure au sujet, face à ces deux absents, une présence. Le compromis souvent trouvé est de construire le fantasme d'un rapport potentiellement destructeur sans que la destruction s'accomplisse jamais de façon définitive. La destruction est alors projetée sur l'un des membres du couple. Tandis que le sujet, imaginairement, s'interpose au sein de celui-ci pour protéger le partenaire menacé de destruction et reconstituer la réunion avec I'objet » (21).
 
En bref, l'identité sexuée n'est pas sans être essentiellement sous la dépendance du rapport parental, car le sexe réel ou anatomique de l'enfant est moins important que le sexe imaginaire que ses parents peuvent lui conférer dans leurs fantasmes. C'est ainsi que Green croit voir en ce rapport réflexif interhumain les formes embryonnaires des organisations nucléaires du système social, champ d'étude des anthropologues. L'intérêt que peut avoir l'atome de parenté aux yeux d'un psychanalyste, estime A. Green, est qu'elle présente « au niveau de la génération parentale, ce double rapport de réunion et de séparation, celle-ci se réfléchissant au niveau d'Ego » (22).
 
Nous pouvons pour l'instant avancer que Green a réussi à mettre le doigt sur le noyau subjectif qui fonde la structure de la parenté et qui échappe, nécessairement, à la construction théorique de l'anthropologie de Lévi-Strauss. Lévi-Strauss, lui-même, le constate à propos de la relation mère-enfant en disant : « Je n'ai pas besoin de dire que c'est un problème qui m'a pas mal tracassé » (23). Mais pour échapper à un tel problème auquel il se trouve dans l'impossibilité d'apporter réponse, problème qui risque, par surcroît, de mettre en crise sa construction théorique, il ne tarde pas à en dénier l'importance : « Mais si, dit-il, je ne l'ai pas fait intervenir, c'est que je n'avais pas besoin de cette hypothèse (...). Au contraire pour vous, il s'agit là d'un rapport essentiel. Mais je dirai que les deux choses sont liées, et qu'il faut précisément que pour nous, ce rapport ne soit pas normalisé, pour que vous puissiez intervenir et trouviez votre place. (Rires). Car si l'ethnologue se mêlait de spécifier pour chaque société, le rapport entre la mère et ses enfants, il dirait alors au psychanalyste : " Nous expliquons tout, vous n'avez plus rien~dire " (...) Nous essayons de déterminer, pour chaque société, une sorte de paradigme collectif des attitudes. Et vous, vous partez de la constatation que ce paradigme n'est pas respecté d'égale manière par toutes les configurations familiales à l'intérieur du groupe, qu'il y a du jeu, qu'il y a de la variation. Ce trou que nous vous laissons, c'est la place de ce jeu et de ces variations que vous avez pour mission essentielle d'étudier » (24)
 
Ce trou, cette place de jeu que semble laisser volontiers l'anthropologie structurale à l'intervention de la psychanalyse n'est, à notre sens, rien de moins que le spectre qui hante la théorie sociologique de la parenté. Lévi-Strauss prétend refuser de prendre en compte la relation mère-enfant qu'il qualifie de place vide sous prétexte que la théorisation de l'interdit de l'inceste et de la parenté n'en ont pas besoin. Dans une perspective psychanalytique, au contraire, elle est d'une importance capitale. Cette place vide, dit Green à l'adresse de Lévi-Strauss : « a l'avantage de nous situer au niveau des effets de réflexion dans la relation interhumaine dans leur forme embryonnaire et que vous observez à un autre niveau des organisations nucléaires du système social » (25). Constatons tout d'abord que si Devereux, à cause justement de sa position complémentariste, a pris volontiers la charge de combler « psychologiquement » l'acception sociologique de la parenté de ce dont elle manque, Green, au contraire, s'est essayé d'en pointer la faille et d'en accuser les limites. Au lieu d'emboîter le pas à Devereux en apportant un autre petit complément psychologique (26) à la théorie de Lévi-Strauss, il a tenté de la réexaminer en recentrant la question dans le champ psychanalytique.
 
Toutefois la tentative de Green est restée, nous semble-t-il, en deçà de ce qu'un apport résolument psychanalytique réserve à cette problématique comme résolution. Notons à ce sujet deux constatations que suscite le débat de Green avec les idées de Lévi-Strauss :
 
l.  Celui-ci, lors de ses dialogues avec la psychanalyse et les psychanalystes, trouve en Green, comme il le dit expressément, l'interlocuteur avec lequel il lui est le plus facile d'échanger des idées (27). C'est à travers la position théorique de Green relative à l'interdiction de l'inceste et l'échange généralisé que Lévi-Strauss réclame des échanges avec la psychanalyse. Est-ce justement parce que Lévi-Strauss trouve chez Green que la réflexion psychanalytique sur cette problématique est poussée jusqu'à son extrême rigueur contrairement à la position d'un Devereux ?
 
II n'en est rien pourtant, car Lévi-Strauss n'est pas sans savoir que le tranchant de la découverte freudienne réinterprété par Green est suffisamment émoussé pour constituer une menace pour son système théorique. La position de Green permet à Lévi-Strauss non seulement de maintenir recouvert l'impensé qui centre sa théorie mais aussi et en même temps d'accorder à la psychanalyse, quand il ne la rejette pas purement et simplement (28) un statut second et un rôle secondaire à l'intérieur même de son système théorique (29).
 
2.  De l'identité sexuée qui est la forme embryonnaire de tout rapport social, Green situe l'origine dans le rapport du sujet à l'Autre : « La question de la division du sujet, écrit-il, prend racine dans la relation à l'Autre», lequel Autre est considéré par l'auteur limitativement dans son acception winnicottienne (30) et non lacanienne (31)  C'est-à-dire, l'Autre comme occasion d'une recherche de soi au regard de son objet et non comme détenteur du code (le symbolique) d'où toute question s'adresse au sujet.
 
En ce sens, nous pouvons dire que Green privilégie dans sa réflexion la relation du sujet à son objet et  met de côté sa relation, non moins importante, au signifiant. Il n'accepte pas la conception lacanienne qui fonde la définition du sujet dans l'appartenance de celui-ci à l'ordre du langage, et repousse la position qui veut que l'Oedipe soit secondaire par rapport à la structuration de l'inconscient par les lois du langage. Green, à l'inverse, donne à l'universalité du mythe œdipien une fonction inaugurale et place la triangulation œdipienne comme fondatrice de l'inconscient.

D'UN INCONSCIENT SANS SUJET AU SUJET DE L'INCONSCIENT

Pour mieux relancer la réflexion psychanalytique autour du rapport entre le tabou de l'inceste et l'universalité de l'échange, revenons un instant à Lévi-Strauss. Pour celui-ci, le fait social fondamental est l'échange universel dont l'alliance est une modalité, parmi d'autres, codifiée par les structures élémentaires de la parenté. Celles-ci sont, en fin de compte, considérées comme des systèmes d'échange ou de communication de biens et de messages. Dans ce contexte, répétons-le, l'interdiction de l'inceste est « moins une règle qui interdit d'épouser la mère, sœur ou fille, qu'une règle qui oblige à donner mère, sœur ou fille à autrui, c'est la règle du don par excellence ». C'est donc la loi de l'échange qui fait la séparation entre nature et culture et constitue le lieu précis du passage de l'une à l'autre, d'où sa qualification de règle universelle. En bref, les règles de la parenté et du mariage ne sont pas le produit de la culture, mais l'état de la société elle-même.
 
Néanmoins, pour expliquer la prohibition de l'inceste suffit-il simplement de recourir à la règle élémentaire de la parenté qui n'en est, somme toute, que l'effet ? A notre sens, si la loi de l'échange parvient à expliquer le phénomène de l'exogamie, elle reste sans effet dans l'explication  de la prohibition de l'inceste. Lévi-Strauss, quant à lui, explique cette prohibition par sa fonction qui est d'assurer la réciprocité des échanges dans la vie sociale qu'elle instaure, donc il l'explique par son effet, par le résultat qui en découle, avec la précision qu'une telle fonction ne gagne en intelligibilité, selon l'auteur, qu'en la référant à une structure naturelle qui la fait inéluctablement jaillir. La structure naturelle et universelle dont parle Lévi-Strauss est bien celle inhérente à l'aptitude de l'esprit humain à penser « les relations biologiques sous la forme de systèmes d'oppositions ». Car cette capacité est la seule apte à provoquer l'aperception universelle de la réciprocité qui opère le passage du stimulant au signe donnant lieu ainsi à l'émergence du symbolique et l'instauration de la société à travers l'échange généralisé : « comme l'exogamie, la prohibition de l'inceste, écrit Lévi-Strauss, est une règle de réciprocité » (32). Réciprocité qui se présente sur le mode d'une synthèse de deux caractères contradictoires, inhérents à l'ordre naturel, et constituant ainsi une synthèse dont témoigne un inconscient structural non moins ancré dans le naturel et le biologique : « II est vrai, précise l'auteur, que par son caractère d'universalité, la prohibition de l'inceste touche à la nature. C'est-à-dire à la biologie ou à la psychologie ou à  l'une et I'autre » (33).
 
Marquons une pause à ce niveau de notre développement pour soulever une question : quel point de rencontre peut-il y avoir entre cet inconscient structural et l'inconscient psychanalytique ? Nous avons déjà vu que Lévi-Strauss, dans le meilleur des cas, limite l'intervention psychanalytique à la simple détection des variations et des disparités à l'endroit du paradigme collectif des attitudes dans telle ou telle société. Pour lui, la psychanalyse n'a pas à expliquer la prohibition de l'inceste. Ça n'est pas de son ressort, présume-t-il. Ne lui reste, tout simplement que la prise en charge au niveau individuel, des manifestations pathologiques causées par le non respect plus ou moins important d'une telle règle.
 
D'autre part, il n'a pas échappé à Lévi-Strauss de constater avec justesse que les sciences humaines étaient maintenues depuis toujours sous le joug d'une philosophie de la conscience qui ne leur a laissé apercevoir d'autre objet d'étude que la conscience elle-même.  Et pour opérer une transformation dans le champ de ces sciences, l'auteur s'est fixé comme objectif de les recadrer dans la grille du système théorique structuraliste, le seul, estime-t-il, en mesure de les rehausser au rang des sciences naturelles.
 
Sur la base de son « inconscient structural », concept clef de sa théorie, Lévi-Strauss espère fonder la scientificité pure et définitive des sciences humaines et, pour ce faire, s'attache à les évacuer de toute conscience et partant de toute subjectivité comme si l'une n'allait pas sans l'autre. Mais le projet de Lévi-Strauss, comme nous allons le constater, échoue là-même où il compte résolument réussir.
 
La première erreur stratégique de Lévi-Strauss, réside, nous semble-t-il, dans sa confusion entre la position psychanalytique sur la question du sujet de l'inconscient et les idées philosophiques relatives au Moi et à la conscience au point de mettre le tout dans le même sac. Nous avançons pour preuve ce qu'il écrit à propos de la position lacanienne : « Nous n'éprouvons nulle indulgence envers cette imposture qui substituerait la main gauche à la main droite, pour rendre par dessous la table, à la pire philosophie ce qu'on aurait affirmé lui avoir retiré par dessus, et qui, remplaçant simplement le Moi par l'Autre et glissant une métaphysique du désir sous la logique du concept, retirerait à celle-ci son fondement, car, en mettant à la place du Moi d'une part - un Autre anonyme, d'autre part un désir individualisé sinon il n'est désir de rien, on ne réussirait pas à cacher qu'il suffirait de les recoller l'un à l'autre et de retourner le tout pour reconnaître à l'envers ce Moi dont à grand fracas on aurait proclamé l'abolition » (34).
 
Reprendre ici l'argumentation psychanalytique concernant l'articulation pertinente et féconde du sujet de l'inconscient à la structure du langage, nous paraît hors de propos (35). Si nous l'avons soulevé, c'est pour indiquer le rejet que rencontrent aussi bien l'inconscient, que le désir qui le constitue, par la théorie de Lévi-Strauss. Refus qui fonde une autre erreur non moins grave et qui a, cette fois-ci, trait de très près à notre réflexion présente focalisée sur la question de la prohibition de l'inceste.
 
  L'emploi réservé par Lévi-Strauss au signe qui est d'être communiqué, recouvre aussi les femmes. Chez lui, les femmes sont traitées comme des signes. L'échange de femmes prend l'allure de l'échange des marchandises, même s'il se révèle fondamental car, pense-t-il, l'échange des femmes constitue le pivot des autres systèmes d'échange. Dans cette perspective sociologique donc, la femme n'est considérée que comme un objet d'échange, un bien communicable.
 
  La femme est un bien échangeable donc, mais elle est aussi, aux yeux de Lévi-Strauss, un stimulant sexuel naturel : « Les femmes, écrit-il, ne sont pas d'abord, un signe de valeur sociale, mais un stimulant naturel ; et le stimulant du seul instinct dont la satisfaction puisse être différée : le seul, par conséquent, pour lequel, dans l'acte d'échange, et par l'aperception de la réciprocité, la transformation puisse s'opérer du stimulant au signe, et, définissant par cette démarche fondamentale le passage de la nature à la culture, s'épanouir en institution » (36).
 
La femme comme objet communicable et comme objet naturel de l'instinct sexuel, voilà la thèse de Lévi-Strauss qui ne risque pas d'échapper à l'examen critique vigoureux et rigoureux de la psychanalyse. Dans la perspective de celle-ci, distinguer entre la femme comme bien d'échange et la femme comme objet de désir est une nécessité qui s'impose. Ainsi, la question qu'on peut soulever immédiatement est la suivante : qu'en est-il de la question du désir quant au rapport de ce qui est qualifié d'instinct sexuel à un prétendu objet naturel ? « Ce n'est pas l'objet naturel, écrit M. Safouan, qui fait naître le désir, mais c'est, au contraire, le désir qui investit l'objet de sa valeur érotique » (37). Car le désir n'est ni l'instinct ni un quelconque besoin ou une demande particulière, il est de nature inconsciente (38).
 
Pour reformuler le lien entre la notion de la femme comme objet du désir et la question de la prohibition de l'inceste, M. Safouan dans une perspective lacanienne nous invite à tenir compte de quelques précautions essentielles :
  D'abord, il faut distinguer entre deux aspects constitutifs de la culture ; société d'une part et langage de l'autre.
  Ensuite, et sur un plan purement psychanalytique, il est à distinguer entre le sentiment de castration ou la castration imaginaire d'un côté et de l'autre la castration symbolique « grâce à laquelle, le désir humain sort de son indétermination comme désir de l'Autre, lequel Autre ne saurait non plus dire quel est son désir » (39).
Avec ces deux distinctions fondamentales, l'auteur, à la suite de J. Lacan nous invite à ne pas rester prisonniers des effets captivants et en même temps superficiels et obscurcissants, du champ de l'imaginaire, et à prendre en considération les effets structurants du langage et de la castration symbolique. Le phénomène de la psychose illustre parfaitement la pertinence de cette double distinction. La question que se pose la psychanalyse à propos du sujet psychotique est celle justement, écrit-il, « de savoir ce qu'il advient de l'être humain quand il n'a rien pour se guider dans la direction de sa vie, sauf les repères imaginaires » (40). Et l'auteur d'ajouter : « Rien, en effet, n'empêche un psychotique latent de se marier, c'est-à-dire, de faire un choix d'objet sexuel conforme à l'ordre symbolique en tant que toute la société en assume la garde. Seulement le mariage le laisserait face à cet objet comme devant quelque chose dont il ne sait littéralement que faire ; aussi bien ce mariage ne sert-il le plus souvent qu'à faire éclater sa folie ».
 
Le psychotique, résigné à être le phallus pour sa mère, est acculé à être le répondant par excellence du désir capricieux de l'Autre. Autre pour lequel fait défaut la place de la métaphore paternelle et par conséquent la fonction phallique qui a des effets médiateurs. Pour le sujet, devoir être le phallus pour la mère implique dans l'ordre symbolique, la forclusion du Nom-du-Père et sur le plan imaginaire, la forclusion de la fonction phallique. Le psychotique se voit ainsi amené à vivre dans une clôture narcissique où il trouve dans son image propre l'objet du désir de l'Autre et du sien propre (41).
 
Si donc l'aspect à caractère social et positif de l'interdit de l'inceste consiste à donner fille ou sœur, son aspect négatif et premier porte avant tout sur la mère en tant qu'Autre primordial pour le sujet. Ce dernier aspect de la prohibition de l'inceste fait que la loi sociale de l'échange s'enracine dans l'événement primordial de la différenciation entre le désir de l'enfant et celui de l'Autre, différenciation qui constitue la forme initiale de l'interdiction.
 
Dans ce sens, l'interdit de l'inceste n'est pas simplement un artefact culturel, il est ce qui sépare le sujet de la jouissance de l'Autre maternel. Sur la scène de l'inconscient, l’interdit joue au sein même du désir ; « Le désir est la Loi » (42), écrit Safouan. La Loi interdit la pulsion pour précisément ouvrir au désir. Elle interdit de se laisser prendre aux rets de la seule pulsion. « Seule la Loi de l'interdiction de l'inceste, en tant qu'elle fonctionne dans l'inconscient comme loi de castration, détermine l'accès au désir génital ou à l'objet » (43).
 
Mais elle ne fonctionne ainsi que parce qu'elle est celle du Père Mort pour Freud ou celle du Nom-du-Père d'après la formule de Lacan. Autrement dit, l'interdit de l'inceste de la mère et avec elle, instaure déjà en creux, la place de l'instance paternelle. La castration symbolique implique alors que le manque fondamental de l'Autre et du sujet soit préservé à l'aide de la métaphore paternelle.
 
  

CONCLUSION 

Comment dans pareil cas, lors de ses dialogues avec des analystes, peut-il entendre, concernant l'interdit de l'inceste, une autre argumentation psychanalytique que celle conditionnée par la position franchement seconde qu'il réserve au discours analytique au sein de sa théorie de la parenté ? N'est-ce pas pour cette raison qu'il se méfie et rejette les thèses lacaniennes sur ce sujet et réserve un accueil enthousiaste aux idées de Georges Devereux et d'André Green examinées plus haut ? La méfiance à l'égard des thèses lacaniennes n'est-elle pas due au fait que celles-ci poussent la rigueur de l'argumentation analytique jusqu'au fondement même de la théorie sociologique de la parenté ? Les analyses de Safouan en témoignent. D'un autre côté, n'est-ce pas en émoussant le tranchant de la découverte freudienne que nos deux auteurs aspirent à attirer sur leurs idées l'intérêt bienveillant de Lévi-Strauss ?
 
Ne retenant de la castration que sa figure rétorsive, et du désir que celle empêtrée dans la rivalité jalousante, aussi bien Devereux que Green n'ont abouti dans leur argumentation, à notre sens, qu'à opposer le désir à la Loi, faisant de celle-ci une simple opération familialo-oedipienne défensive contre un désir névrotiquement coupable.
 
Contrairement à cette thèse, l'interdit de l'inceste joue au sein même du désir : « Le désir est la Loi » (46), écrit Safouan. La Loi interdit la pulsion pour précisément ouvrir au désir. Elle interdit de se laisser prendre aux rets de la seule pulsion. Méconnaître ce lien intime et fondateur entre le désir et la Loi dans le rapport primitif du sujet à la jouissance de l'Autre, n'a-t-il pas conduit nos deux auteurs, Devereux et Green, à faire jouer à la psychanalyse le rôle de « bouche-trou » psychologique dans le cadre de la théorie de Lévi-Strauss sur la parenté, faisant, de fait, de celle-là et dans un parfait accord avec l'attente calculée de Lévi-Strauss, une sous-discipline disciplinée de l'anthropologie structurale ?
 
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Notes
* Article publié initialement dans Cliniques Méditerranéennes, 41/42, 1994, pp. 149-166.
1. Freud S., Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard, 1975, p. 136.
2. Lévi-Strauss C., Les structures élémentaires de la parenté, Paris, Mouton, 1969, pp 562-564.
4. Il s'agit précisément ici de G. Devereux et de A. Green.
5. Devereux G., 1972. Ethnopsychanalyse complémentariste. Paris : Flammarion. 3. Ibid., p. 34. 5. Lévi-Strauss, op. cit., p. 549. 
6. Ibid., p. 552.
7. Ibid., p. 37. 
8. Devereux, G., Ethnopsychanalyse complémentariste, Paris, Flammarion, 1972.  
9. Ibid., p. 196.
10. Ibid., p. 184. 
11. Ibid., p. 195.  
12. Ibid., p. 193.  
13. Ibid., p. 190.
14. Ibid., p. 234. 
15 Ibid, p. 291.  
16. Lévi-Strauss  n'a d'ailleurs  pas manqué de reconnaître avec justesse une valeur beaucoup  plus ethnologique que psychanalytique dans la réflexion de Devereux. La démarche complémenlariste de celui-ci n'a abouti qu'à réconforter le premier dans ses idées de rejet à l'égard de la psychanalyse : «Les psychanalystes, dit-il, firent et font de la très bonne ethnographie [...], c'est le cas aujourd'hui de Georges Devereux. Mais la raison n'est pas dans la valeur intrinsèque des interprétations psychanalytiques ; elle résulte plutôt du fait que la formation psychanalytique invitait à étendre l'enquête ethnographique classique à des secteurs que les ethnologues avaient jusqu'alors négligés». In De Sartre à Foucault (20 ans de grands entretiens dans le Nouvel Observateur), Paris, Hachette, 1984, p. 281.  
17. Green A., « Atome de parenté et relations œdipiennes ». In L'identité (séminaire dirigé par Lévi-Strauss), Paris : PUF, 1977, pp. 81-107.  
18. Ibid., p. 101.
19. Ibid., p. 82. 
20. Ibid., p. 90.  
21. Ibid., p. 90.  
22. Ibid., p. 92.  
23. Lévi-Strauss, L'identitéop. cit., p. 100.  
24. Ibid., p. 100.
25. lbid., p. 101. 
26. « Il s'agit, écrit Green, moins pour nous d'introduire ici une dimension psychologique que de relever qu'au niveau le plus élémentaire, on rencontre les effets structurants ». In L'identitéop. cit., p. 85.
27. Lévi-Strauss, op. cit., p. 81. 
28. À propos des concepts freudiens et particulièrement ceux du désir et de la pulsion, Lévi-Strauss déclare expressément qu'« ils lui inspirent une grande méfiance : ce sont, dit-il, des mots qu'on utilise pour dissimuler l'ignorance des réalités qu'ils recouvrent. Ils relèvent de la connaissance confuse et n'ont aucune valeur d’explication ». In De Sartre à Foucaultop. cit., p. 281. 
29.  Revoir ce que Lévi-Strauss dit à propos de cette réflexion, p. 17.
30, Winnicott, D.W., 1967 : « Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l'enfant », In Jeu et réalité ; l'espace potentiel, Paris, Gallimard, 1987, pp.153-162.  
31. Lacan, J., 1966. « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je ». In Ecrits, Paris, Seuil, pp. 93-110
32. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parentéop. cit., p. 72.
33. Ibid., p. 28. 41. Pour sauvegarder le désir de l'enfant de l'indifférencié et du désorganisé du désir de l'Autre, l'intervention d'une fonction symbolique s'avère nécessaire. Pour M.-C. et E. Ortigues : « cette marque symbolique d'une place vide, signalant sous la forme d'un manque, le primat nécessaire de la médiation, est la définition minimale de l'humanité ». In Oedipe africain. Paris,UGE, 10/18, 1973, p. 386. 
34. Lévi-Strauss, cité par J.-A. Miller dans sa conférence « S'truc dur », reproduite dans Pas Tant, 8-9, 1985, Toulouse, p. 6.
35. Voir à ce propos deux textes de J. Lacan, regroupés dans Ses Ecrits : « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » et « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l'inconscient », ainsi que M. Safouan, Structuralisme en psychanalyse, Paris, Seuil, 1968, et E . Roudinesco, « Action d'une métaphore ». In La pensée, TI, n°162.
36. Lévi-Strauss, op. cit., p. 73.
37. Safouan, M., Etudes sur l’Oedipe, Paris, Seuil, 1978, p. 117.
38. Roudinesco E., op., cit., p. 54.
39. Safouan, M., op.,  cit.,, p. 116.
40. Ibid., p. 117.
42. Le structuralisme en psychanalyse, op., cit., p. 22.
43. Ibid., p. 22. 
44. Lacan, J., 1957-1958. Le Séminaire, Livre V. Les formations de l’inconscient, Conférence du 22 janvier, Paris, Seuil, 1998.
45.  Pour Lévi-Strauss « L'inconscient cesse d'être l'ineffable refuge des particularités individuelles, le dépositaire d'une histoire unique, qui fait de chacun de nous un être irremplaçable. Il se réduit à un terme par lequel nous désignons une fonction : la fonction symbolique, spécifiquement humaine, sans doute, mais qui, chez tous les humains, s'exerce selon les mêmes lois ; qui se ramène en fait, à l'ensemble de ces lois ». ln Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 224. 
46. Safouan M., Le structuralisme en psychanalyse, op. cit., p. 22.