✪ Le lien social, un lien de parole



Abdelhadi ELFAKIR[1]

Pour introduire mon propos, je voudrai évoquer un petit échange qui peut paraitre anecdotique de prime abord mais qui, à y bien regarder, se révèle paradigmatique à plus d’un titre. Lors d’une séance de supervision avec Jacques Lacan, Moustapha Safouan, alors jeune psychanalyste d’origine égyptienne, rapporte le cas d’un patient et pose à Lacan une question sur la place du père dans le traitement analytique de ce patient : et Lacan de lui répondre : « Le père est celui qui tiens la balance entre vous deux ». C’est une réponse énigmatique, en effet, mais hautement programmatique dans le cadre d’une cure analytique. Et pour appuyer son propos, Lacan, ajoute tout de go : « entre deux sujets, il n’y a que la parole ou la mort[2] ». Voilà encore une autre assertion qui n’a l‘air de rien mais qui s’avère d’une extrême importance quant à la nature du lien social humain du point de vue de la psychanalyse. L’exposé qui va suivre, reprendra ces formulations et tentera d’en expliciter certains arguments théoriques et d’en déplier quelques implications cliniques.

1-     Le lien social : de l'animal à l’homme ; du signe au symbole

De tout temps, on a essayé de désigner l’être humain à partir de ce qu’il a de plus spécifique parmi ses congénères du règne animal. On a soutenu avec raison que les êtres humains sont des êtres sociaux et s’ils sont liés entre eux, c’est d’abord et avant tout par un lien de type social. La formule galvaudée résume donc la question en disant que l'être humain est un animal social.
Cependant, il n’est pas inutile de rappeler que parmi les animaux, il y a aussi des êtres qui sont éminemment sociaux, sans pour autant prétendre à la socialité des humains. Qu’on réfléchisse un instant aux abeilles, aux fourmis, ainsi qu’aux autres grands singes qui vivent en sociétés, hautement organisées et hiérarchisées.
Prenons d’abord l’exemple de la vie en société de ces grands singes qui, non seulement se rangent parmi les animaux les plus proches de l’homme sur le plan biologique, puisqu’ils semblent partager avec ce dernier jusqu’à 99% de son patrimoine génétique. Mais, en plus, on assiste chez eux, de l’avis des éthologues, à « une individualisation des conduites qui les fait ressembler singulièrement à l’homme ». Pourtant, la vie sociale de ces singes, comme le notre très justement Lévi-Strauss : « ne se prête à la formulation d'aucune règle (…), et aucune régularité ne peut être dégagée du comportement collectif. Ces irrégularités sont encore plus marquées dans la vie sexuelle (...). Les relations sexuelles peuvent avoir lieu et sans distinction aucune, aussi bien avec les membres du groupe familial qu'avec les autres extérieurs[3] ». Autrement dit, la question de l’inceste et de son interdit ne se pose aucunement dans la vie en société de ces singes.
D’un autre côté, on a toujours soutenu que ces singes sont plus aptes à apprendre le langage humain. Cependant, si jusqu’ici, on est arrivé et avec beaucoup d’efforts, à leur faire prononcer quelques syllabes, voire à leur faire accorder certains mots aux objets ou aux situations correspondantes, il est par contre impossible à ces singes de donner à ces mots un sens quelconque. « C'est un pas qu'ils ne franchissent jamais[4] », relève encore Lévi-Strauss. Dit autrement, les mots ne s’écartent jamais chez eux, de leur statut de signe, sachant que le signe linguistique, par définition, ne peut aller au-delà de la fonction de désigner une chose à quelqu’un.
 Voyons aussi, dans cette même veine, l’exemple de la société des abeilles et repensons avec admiration à cette abeille qui, de son retour du butinage, donne à ses compagnes, par une sorte de danse, le signe de l'existence d'un butin proche ou lointain. Cette abeille va même jusqu'à leur donner la direction et la distance exactes pour y parvenir. Les autres abeilles quant à elles, ne manquent pas de répondre à ce message, « en se dirigeant immédiatement vers le lieu ainsi désigné[5] ».
Mais alors, demandons-nous, quel est le statut de ce message qui s'échange entre abeilles ? A ce message, On ne peut aucunement accorder la valeur d’un langage, à proprement parler, puisque le message des abeilles se caractérise par deux choses : d'une part, il se caractérise par une corrélation fixe, impossible de changer entre les signes du message et la réalité que ces signes désignent. D’autre part, ce message qui détermine l'action du groupe des abeilles, « n'est jamais retransmis[6] » par le groupe. Autrement dit, le groupe des abeilles ne peut pas prendre ce comportement à son compte en tant que groupe et le reproduire à loisirs et volontairement dans l'intérêt du groupe.
Cela revient au fait que le langage des abeilles et des animaux en général, n‘est constitué que de signes. Et si ce langage n’est constitué que de signes, c’est parce qu’il est prédéterminé et fixé biologiquement. Autrement dit, les animaux reçoivent les paramètres de leur communication et de leur organisation sociale, du codage  programmé dans leur constitution génétique.
Revenons à l’homme maintenant et reposons la question : qu’est ce qui fait lien alors entre les humains et qu’est ce qui spécifie leur socialité qui n’a aucune commune mesure avec celle des animaux ? La réponse est immanquablement à rechercher au niveau de ce que spécifie le langage humain, dans la stricte mesure où il contraste fondamentalement avec la fixité du codage dans le langage animal. Mais avant de suivre cette direction, faisons remarquer d’abord que certains philosophes ont cru pouvoir trouver la réponse en empruntant d’autres chemins et en privilégiant d’autres hypothèses : Si Bergson par exemple soutient que le rire est le propre de l’homme, et Jean-Jacques Rousseau situe ce qui spécifie l’homme, dans le contrat social, on continue à soutenir à la suite de Descartes, que ce qui me spécifie en tant qu’être humain c’est le fait de penser et de raisonner : « je pense, donc je suis » a-t-il présumé. Mais il a fallu Freud, quelques trois siècles après, pour objecter que le moi, pensant et raisonnant, n’est absolument pas maître en sa demeure. Et il soutient que c’est plutôt l’inconscient qui est la qualité première et essentielle du psychisme alors que le conscient n’y constitue qu’une qualité seconde, plus ou moins présente, plus ou moins efficiente.
Jacques Lacan à sa suite, donnera à cette hypothèse freudienne sa rigueur logique en insistant sur la division du sujet de l’inconscient : « Là où je suis, conclut-il, je ne pense pas et là où je pense, je ne suis pas ». Ainsi, non seulement il confirme l’hypothèse freudienne d’une division nette entre le conscient et l’inconscient, mais il affirme que s’il y a bien un lieu où ça pense ferme, c’est bien dans l’inconscient.
Ce ne sont donc ni l’instinct grégaire du règne animal, ni même, entre autres, le moi pensant et raisonnant cartésien, qui semblent déterminer le lien social humain dans ce qu'il a de spécifique. En quoi consiste alors la spécificité humaine de ce lien qui lie l’individu au collectif ? Elle réside, avons-nous commencé à dire, dans le rapport spécifique de l’homme à l’univers du langage.
Le langage humain se caractérise, en effet, par le fait que les signes qui le constituent « prennent leur valeur, dit Lacan, de leur relation les uns aux autres[7] ». Nous sommes alors au niveau de l’ordre du symbole, et plus précisément de l’ordre du signifiant qui est non seulement autonome de la chose signifiée, mais dont la fonction consiste essentiellement à renvoyer un signifiant vers les autres signifiants. Ce qui fait que la signification d’un mot est à chercher, non pas dans un élément ou d’un signifié unique, comme pour le signe, mais dans la somme des emplois de ce mot. Ainsi par exemple du mot « main ». Sa signification ne se réduit pas au seul organe de la main qu’il peut désigner à l’occasion, mais cette signification est surtout donnée dans l’ensemble des emplois que le mot peut recouvrir, telles par exemple, les expressions « main d’oeuvre », « mainmise », « mainmorte », « prise en main », « donner la main », « le cœur sur la main », « la main dans le sac »…etc.
Plus encore, l’homme tout entier est pris dans l‘univers du symbole et c’est bien cet univers qui crée la réalité de l’homme. C’est une dimension que Lacan explicite à travers l’exemple de cette déclaration amoureuse : « tu es le soleil de mon cœur ». Du seul fait, dit Lacan, d’avoir exprimé ce rapport entre le soleil est mon cœur, ce n’est plus seulement de ce que pourrait être mon bien aimé à mes yeux, qu’il s’agit, mais bien plutôt : « c’est moi, mon être, mon invocation, qui entre dans le domaine du symbole. » Et Lacan de préciser : « Impliqués dans cette formule, il y a le fait que le soleil me réchauffe, le fait qu’il me fait vivre, et aussi qu’il est le centre de ma gravitation, et aussi bien qu’il produit cette morne moitié d’ombre dont parle (Paul) Valery, qu’il est aussi ce qui aveugle, ce qui donne à toutes choses fausse évidence et éclat trompeur. Car, n’est-ce pas, le maximum de lumière est aussi la source de tout obscurcissement. Tout cela, en déduit Lacan, est impliqué dans l’invocation symbolique ». Et il conclut son propos en disant, « Le surgissement du symbole crée à la lettre un ordre d’être nouveau dans les rapports entre les hommes[8] ».
Cette incidence du symbolique dans la création d’une réalité toujours nouvelle entre les hommes, ne manque pas de laisser sa trace, toujours renouvelable dans le Babel des langues humaines. C’est ce qui fait alors dire à Lacan que « la diversité des langues humaines prend, sous cet éclairage, sa pleine valeur[9] ». A ce niveau de l’argumentation, je reviens à Mostapha Safouan pour lui emprunter, en guise d’illustration, une petite histoire, rapportée dans son ouvrage, La parole ou la mort. C’est l’histoire d’un ministre britannique qui, à l’époque de la colonisation, se rendit en visite officielle aux colonies de la couronne en Afrique. Et pour lui rendre les honneurs que lui doit son statut, l’administration coloniale locale faisait parader à sa réception, tout ce que cette terre lointaine comptait encore de vieux sages et valeureux Bochimans. Et, petite confidence croustillante s’il en est, notre ministre n’ignorait pas que l’usage numérique chez cette population n’allait pas au delà des chiffres 3 ou 4.
Cependant, pour s’amuser, autant que le lui permettait son pouvoir de ministre de la Couronne, il demanda son âge à l’un de ces vieux en exhibition, croyant sérieusement qu’il allait mettre le colonisé dans l’embarras de son ignorance de l’usage des chiffres. Mais voilà que le vieux de lui réponde, et de façon totalement inattendu du ministre : « Oh, je suis plus jeune que mes rêves les plus joyeux, plus vieux que mes déceptions les plus amères ![10] ». Il est vrai que le vieux n’avait pas les chiffres à sa disposition pour répondre, mais il avait tout de même, autre chose et autrement valable. Il disposait, en effet, de l’art de la métaphore et de l’articulation signifiante que l’univers du symbole met à son service. Le vieux use d’une métaphore qui nous surprend en effet, et « dans ce moment de surprise, commente Safouan, nous sommes, pour un instant unis dans la perception de ce que le pouvoir, représenté par le ministre, comporte de stupide[11] ».

2- le lien social : langage, parole et discours

L’ordre du signifiant a pour effet alors d’ouvrir pour les êtres humains le champ du possible et, par les lois qu’il instaure, il a comme effet d’aménager entre eux les conditions de relations réglées, plus ou moins, avec justesse et justice et donc vivables, en principe. C’est ce qui permet à ces êtres particuliers que sont les hommes, dépourvus de programmation naturelle de leur comportement, de tenir ensemble tant que faire se peut, là où il n’y a pas de lien instinctuel, réglé d’avance.
Pour Lacan suivant Freud, (à la suite d’autres philosophes comme Hegel, par exemple) l'être humain est ainsi fondamentalement un être de symbole. « La découverte de Freud, dit Lacan, est celle du champ des incidences, en la nature de l'homme, de ses relations à l'ordre symbolique, et la remontée de leur sens jusqu'aux instances les plus radicales de la symbolisation dans l’être[12] ».
Et pour insister sur la dimension du symbole pour ces êtres très particuliers que nous sommes, il forge un néologisme : l'homme est un « parlêtre » avance-t-il. Autrement dit, l'homme, cet être parlant, détient son statut d’homme, non pas d’un être transcendant, suprême et créateur, et non pas non plus, avons-nous déjà dit, de sa constitution biologique et de sa carte génomique, mais il le détient du fait d’être assujetti aux lois du langage et d’être de ce fait même, doué d’une énonciation singulière autorisée par l’action créatrice de la parole. En bref, l'homme n'est homme que parce qu'il est pris dans le langage et exerce la fonction de la parole. "L'homme parle donc, écrit Lacan, mais c'est parce que le symbole l'a fait homme[13] ».
Ce lien de parole institué dans l’univers du symbole, se fait par le biais de ce que Lacan appelle le discours et ce à travers ses deux versants : le langage et la parole. Sans le langage et ses lois organisatrices, il n’y a pas d’échange et sans la parole et sa fonction créatrice, il n’y a que la mort. C’est en ce sens que le sujet de l'inconscient se présente toujours dans sa double acception : à la fois en tant qu’assujetti à l'ordre du langage et à la fois en tant qu'énonciateur, c’est-à-dire, posant la question de son être dans le lieu de l’Autre et se posant comme question dans son rapport à l’Autre. « Ce que je cherche dans la parole, dit Lacan, c'est la réponse de l'autre. Ce qui me constitue comme sujet, c'est ma question[14] ».
Alors qu’est ce que le langage ? Et qu’est ce que la parole ? Et comment s’articulent l’un à l’autre ?
Le langage est à coup sûr, notre univers que nous habitons et dans lequel nous circulons perpétuellement. Il est cette niche écologique propre à l’homme en dehors de laquelle nulle atmosphère vivable. Pour l’homme donc, il y a d’abord le langage : Affirmer, dit Safouan, que "tout objet est ce qu'il est en dehors de toute interférence de langage serait une erreur ». Et il continue avec le style d’un conteur qui narre l’origine du monde : « Certes le ciel et la terre, les volcans et les torrents, les arbres et les dinosaures n'ont pas attendu le langage pour exister. Seulement, avant le langage, rien n'était ciel et terre, ni volcan, ni torrent puisque l'idée d'une existence extralinguistique est elle-même une idée linguistique. Sortie des confins du langage, toute référence s'éteint, fut-elle celle de la référence à une masse "amorphe" d'étant[15] ».
Mais, malheureux que nous sommes, ce langage qui nous détermine, ne nous donne jamais, cependant, la définition ou la réponse qui serait comparable à une saisie d’essence, une saisie qui nous dirait le dernier mot sur notre être. D'où le renvoi perpétuel du sujet dans le langage d'un signifiant à un autre. Le sujet, dit Lacan, est ce qui est représenté par un signifiant pour un autre signifiant et le signifiant, par définition, ne fait rien d’autre que représenter un sujet pour un autre signifiant. D’où l’impossibilité de dire ‘toute la vérité, je le jure’, car : «  la vérité ne peut que se mi-dire[16] » dit-il, dans son séminaire le Sinthome. Et c’est avec cette même vérité sur la question de la vérité, qu’il ouvre son intervention à la Télévision, en prêtant sa voix au sujet de l’inconscient, en disant : « Je dis toujours la vérité : pas toute, parce que la dire toute, c’est impossible, matériellement : les mots y manquent. C’est même par cet impossible que la vérité tient au réel[17] ».
Néanmoins, à travers les rapports structurels entre ses termes, le langage établit un certain nombre de relations qui demeurent stables pour l’homme et pour les humains. C’est le langage qui établit des relations élémentaires qui posent le cadre, qui fixent les limites et qui donnent la perspective à toute conduite de l’individu dans son collectif, réfracté en autant de rapports économiques sociaux et politiques et en autant d’institutions religieuses, académiques, éducatives, etc.
Et la parole alors ? Disons d’abord qu’elle n’est pas un don du ciel ni non plus l‘expression d’un codage génétique. La parole, comme dit Lacan « s’institue comme telle dans la structure du monde sémantique qui est celui du langage[18] ». Et en tant que telle, elle accomplit un certain nombre de fonctions dont voici les principales :
La parole à une fonction informatrice bien sûr, elle permet de véhiculer les informations et d’informer sur les intentions. Mais là n’est pas sa seule fonction ni l’une des plus importantes : les théories courantes de la communication se sont arrêtées à celle-ci, pensant épuiser ainsi, tout ce que peut la parole pour l’homme. Mais en fait, dit Lacan, « Une parole n’est parole que dans la mesure exacte où quelqu’un y croit. C’est dans cette dimension qu’une parole se situe avant tout. La parole est essentiellement le moyen d’être reconnu. (…) Sans cette dimension, une communication n’est que quelque chose qui transmet, à peu près du même ordre qu’un mouvement mécanique[19] ».
Au-delà de transmettre de l'information donc, la parole a aussi une fonction qu’on peut qualifier de transformatrice. Qu’on pense d’abord à ces paroles blessantes qui, au quotidien, abiment tant de corps, détruisent tant d’intelligences et perturbent tant de comportements. A l’inverse, qui ne se rappelle de telle ou telle parole lumineuse qui n’a pas manqué de dégager son horizon et d’éclairer son chemin vers un jour meilleur ? Qu’on pense aussi à toutes ses thérapies, aussi bien les très anciennes que les ultramodernes et dont l’efficace est supposé à tort, soit dans un objet réel ou mythique soit dans un comportement du patient, soit dans une attitude du thérapeute, mais toujours au détriment de l’action effective, et régulièrement méconnue, de la parole. Car après tout, « une thérapie, comme dit Lacan, n’a pas besoin d’être éclairée pour opérer[20] ». Toute thérapie et quelle que soit son support, peut thérapeutiser, même si le thérapeute se trompe sur l’agent de son efficace qui est la parole à n’en pas douter. L’étonnant cependant, c’est que « de tout temps, la médecine ait fait mouche par des mots[21] ».
Ainsi, à partir de sa fonction symbolisante, La parole, dit Lacan, « ne vise à rien de moins qu’à transformer le sujet à qui elle s’adresse par le lien qu’elle établit avec celui qui l’émet, soit : d’introduire un effet de signifiant[22] ».
J’en viens à la troisième fonction de la parole qui est une fonction créatrice, fondatrice, formatrice de la réalité humaine. Le mot est le meurtre de la chose mais c’est aussi le mot qui donne vie et existence à la chose. Il témoigne de la présence de la chose sur fonds de son absence. « La parole, dit Lacan, n’a jamais un seul sens, le mot un seul emploi. Toute parole a toujours un au-delà, soutient plusieurs fonctions, enveloppe plusieurs sens. Derrière ce que dit un discours, il y a ce qu’il veut dire, et derrière ce qu’il veut dire, il y a encore un autre vouloir dire, et rien n’en sera jamais épuisé - si ce n’est qu’on arrive à ceci que la parole a fonction créatrice, et qu’elle fait surgir la chose-même, qui n’est rien d’autre que le concept[23] ».
Venons en maintenant au lien entre langage et parole. Il en est un très particulier qui consiste en une sorte de combinaison dialectique, rendant possible, à la fois, le je et le nous, car écrit Lacan, « c'est à l'intersubjectivité du 'nous' qu'il assume, que se mesure en un langage sa valeur de parole[24] ». Langage et parole sont consubstantiels l’un à l’autre donc et leur rapport nécessite une sorte d’alchimie subtile produisant, tout à la fois et simultanément, le ‘je’ et le ‘nous’, l’individuel et le collectif par le biais du sujet de l’inconscient.
Cependant, langage et parole peuvent devenir antinomiques. Ils peuvent se disjoindre et menacer de rompre le lien dont ils assurent et assument la fonction : « A mesure, dit Lacan, que le langage devient plus fonctionnel (pensons par exemple au langage informatique ou aux formules mathématiques), il est rendu impropre à la parole, et à nous devenir trop particulier, il perd sa fonction de langage[25] (c’est ce qui survient dans l’hallucination auditive par exemple. » Ainsi va du langage où se niche l'homme, ni trop fonctionnel pour permettre au collectif d'héberger chaque sujet avec sa singularité, ni trop personnel pour permettre au sujet d'accueillir l'altérité au fondement même de sa constitution subjective.
Et le discours alors ? Le discours est ce qui constitue pour le sujet le médian de son inscription dans le lien social puisque ce lien est lui même organisé en discours. Le discours recouvre les modes de nomination des êtres et des choses ainsi que les modalités de distribution des plus de jouir dans un milieu socioculturel donné. C’est dans cet esprit que Lacan dit que « Le discours structure le monde réel[26] ». Il arrive à ce discours, et le plus souvent d'ailleurs, de ne rien communiquer ou de ne communiquer que des banalités, et pourtant, « même s’il ne communique rien, dit Lacan, le discours représente l’existence de la communication ; même s’il nie l’évidence, il affirme que la parole continue ; même s’il est destiné à tromper, il spécule sur la foi dans le témoignage[27] ».

3- « Qui se ressemble (par le nom) s’assemble (dans le lien) »

Dans le discours, la métaphore est alors ce qui, dans le renvoi d’un signifiant à un autre, permet de fixer la signification. Sa fonction est de faire point d'arrêt au glissement métonymique du signifié sous le signifiant pour faire surgir le sens. Mais pour le sujet de l’inconscient, fondé sur les lois du langage, traversé, tramé par la parole et inscrit dans un système de parenté, il s’agit d’une métaphore particulière et privilégiée. C’est celle que Lacan appelle « la métaphore paternelle ».
Pour comprendre ce dont il s’agit dans cette formulation, il faudra faire la distinction entre, d’un côté, la personne du père ou son substitut différemment incarné, et le père comme symbole, de l’autre. Il faudra faire une distinction entre la fonction symbolique du père au fondement même du sujet et du lien social, et le rôle concret du papa quand il y en a un. Les rôles et les figures du papa sont contingents, incertains et changeants en fonction des époques et des contextes, ce que le chanteur STROMAÉ illustre admirablement dans une de ses chansons : « tout le monde, dit la chanson, sait comment on fait des bébés, mais personne ne sait comment on fait un papa ». D’ailleurs sur la personne du papa, on se fait maintes représentations et on reçoit maintes réponses. La maman dans cette même chanson, répond à la question de son fils que son père est fait tout juste pour travailler et qu’il vaut mieux plutôt être bien accompagné. « Ça c’est ton papa », lui dit la mère. Et c’est à cette même question que Lacan a déjà répondu en disant que « le père est effectivement le géniteur, mais avant que nous le sachions de source certaine, le nom du père crée la fonction du père[28] ».
La fonction symbolique du père ou le père comme symbole, est donc tout à fait autre chose que le rôle du père dans la réalité. Elle est celle qu’il occupe en tant que symbole et plus précisément en tant que métaphore, dans la subjectivité de l’enfant, en médiatisant sa relation désirante au désir de la mère. C’est cette fonction que Lacan appelle le Non du Père.
 C’est au nom du père donc, qu’incombe la tâche, si j’ose emprunter la métaphore chrétienne, en la détournant quelque peu, d’insuffler au fils le saint esprit. Mais psychanalytiquement parlant, ce signifiant très particulier, a pour effet de permettre au sujet de se construire un savoir fantasmatique avec lequel il formulera sa question de ce qu’il est, comme objet de jouissance, dans le désir de l’Autre.
Mais, ce savoir n’a pas le même statut selon que le sujet se positionne soit, d’une part, sur le mode névrotique ou pervers, le premier se fondant sur le refoulement de la castration et le second sur son déni, soit, d’autre part, sur le mode psychotique, fondé, lui, sur le mécanisme de la forclusion du nom du père et le rejet de la castration. A partir de là, nous avons deux modalités d’articulation entre l’individuel et le collectif :
Nous avons ainsi, une modalité fondée sur l’inscription du signifiant du Nom du père, inscription qui conduit à l’acceptation de la castration et donc à faire sienne la règle du double interdit : l’interdit du meurtre et interdit de l’inceste, cette règle qui est à la base du respect de la double différence fondamentale : la différence des génération et la différence des sexes. Seulement, du signifiant de la castration, le sujet névrosé n’en veut rien savoir en le refoulant. Tandis que dans la perversion, cette acceptation est doublée de son déni par le biais du clivage du moi en deux facettes, une qui dit oui à la castration et une autre qui dit non, simultanément.
Toutefois, dans les cas de la névrose et de la perversion, le sujet, non seulement est pris dans la logique du discours et participe de ce fait au lien social, mais il contribue à l’élaboration, au maintien, à la relance et à rénovation de ce lien. « Si la société, dit Lacan, entraîne, par son effet de censure, une forme de désagrégation qui s'appelle la névrose, c'est en un sens contraire d'élaboration, de construction, de sublimation, que peut se concevoir la perversion quand elle est produit de la culture. Et le cercle se ferme, la perversion apportant des éléments qui travaillent la société, la névrose favorisant la création de nouveaux éléments de culture[29] ».
Ainsi, le sujet névrosé, pervers voire normal si ça existe, trouve réponse et solution dans ce signifiant du nom du père, taillé pour tous et commun à tout faire. Et comme dit l’adage « Qui se ressemble, s’assemble ». C’est le cas des sujets dans la névrose et la perversion. Ils se ressemblent dans la croyance en le savoir du père sur le désir de la mère, du coup, ils s’assemblent dans le lien social articulé en discours, en prêt-à-porter de modalités de nomination et de modes de jouir. Pour le sujet dans la psychose, par contre, - et c’est là l’autre figure d’articulation entre l’individuel et du collectif, du point de vue clinique - la solution commune, que constitue le nom du père, taillée au mètre pour tous, ne vaut pas pour lui et du coup, il s’extrait, non sans complications, du cercle de ceux qui s’assemblent sous sa bannière, jusqu’à nouvel ordre.
La raison en est que le sujet dans la psychose ne croit absolument pas au savoir du père sur le désir de la mère. Il ne lui suppose pas un savoir sur ce désir. Cette incroyance fondamentale en le savoir du père sur le désir de la mère, rebrousse chez le sujet psychotique en une méfiance profonde, en un soupçon généralisé prenant des formes contrastées, allant du sentiment d’intrusion ou de persécution à la certitude mégalomaniaque dans son propre savoir sur la velléité de l’Autre. L’Autre n’est donc pas supposé savoir, mais il est soupçonné lui vouloir de mal, c’est à dire jouir de lui.
Pas de nom du père pour lui qui tient et pas de savoir à lui supposer qui vaille. Et plutôt que de disposer du nom du père et de savoir s’en servir[30], un peu comme tous ceux qui s’insèrent dans le discours commun et y participent, le sujet dans la psychose se trouve en demeure d’en inventer un à sa mesure et s’en servir à sa guise, n’en déplaise à la norme, pourvue que celle-ci le laisse faire à son aise.

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[1] Psychanalyste, Maitre de conférences en psychopathologie, UBO, Brest.
[2] Moustapha Safouan, La parole ou la mort, Paris, Seuil, 1993, p. 12
[3] Propos de Levi-Strauss rapportés par Moustapha Safouan, op. cit. p. 82
[4] Ibid., p. 82
[5] Jacques Lacan, (1953), « Fonction et champs de la parole et du langage en psychanalyse », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 297
[6] Ibid.
[7] Jacques Lacan, "Fonction et champs de la parole et du langage en psychanalyse" dans, Écrits, op. cit., p. 297
[8] Jacques Lacan, Le séminaire, (1953-1954), Livre I, Les écrits techniques de Freud, pp. 262-263
[9] Jacques Lacan, « Fonction et champs de la parole et du langage en psychanalyse », dans Écrits, op. cit., p. 297
[10] Moustapha Safouan, Dix conférences de psychanalyse,  Paris, Fayard, p. 145
[11] Ibid., p. 156
[12] Ibid., p. 274
[13] Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », op., cit., p. 276
[14] Ibid., p. 299
[15] Moustapha Safouan, Dix conférences de psychanalyse,  Paris, Fayard, p. 110.
[16] Jacques Lacan, Le séminaire (1975-1976), Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 31
[17] Jacques Lacan, Télévision, Paris, Seuil, 1973, p. 9
[18] Jacques Lacan, Le séminaire (1953-1954), Livre I,  Les écrits techniques de Freud, op., cit., p. 267
[19] Ibid., p. 266
[20] Jacques Lacan Télévision, op., cit., p. 17
[21] Ibid.
[22] Jacques Lacan, « Fonction et champs de la parole et du langage en psychanalyse » dans, Écrits, op. cit., p. 296
[23] Jacques Lacan, Le séminaire (1953-1954), Livre I,  Les écrits techniques de Freud, op., cit., p. 267
[24] Ibid., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », op., cit., p. 298
[25] Ibid., p. 299
[26] Jacques Lacan, Le séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Pari, Seuil, 1991, p. 17
[27] Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », op., cit., p. 251-252
[28] Jacques Lacan, (1953) « Symbolique, imaginaire et réel », dans Des noms du père, Paris, Seuil, 2005, p. 55
[29] J. Lacan, Le Séminaire. Livre XIII, Le transfert. Paris, Le Seuil. 2001, p. 43
[30] « Le Nom Du Père, il faut l’avoir, mais il faut aussi savoir s’en servire », dit Lacan, Séminaire, (1957-1958), Livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 156