✪ Destins de l'Oedipe : d'une modalité mythique de l'Oedipe au Maghreb

Résumé
L'Œdipe, c'est la castration. La méconnaissance de cette donnée fondamentale de la psychanalyse a produit, et produira probablement encore, des réévaluations mythifiantes de ce complexe. Tenant compte de l'éthique psychanalytique, cet article se centre sur l'examen de certaines élaborations relatives à une « configuration œdipienne » au Maghreb.
 
Mots-clés : Castration, culture, Maghreb, mythe, psychanalyse, Œdipe, structure.
 
Article publié initialement dans Logos & Anankè ; Revue de psychanalyse et de psychopathologie, n° 2/ 3, 1999-2000, pp. 165-179.
 
 
La saisie par Freud de l'inconscient comme savoir insu et articulé, d'une part, et l'appel fait par lui, au mythe d'Œdipe pour en métaphoriser et déployer la trame, d'autre part, sont étroitement liés à l'invention de la psychanalyse. Le complexe d'Œdipe comme découverte d'abord et comme concept ensuite, va d'emblée constituer le noyau de la psychanalyse duquel a dépendu et dépendra tout autant l'efficacité que l'existence de celle-ci.  
 
La psychanalyse sans le complexe d'Œdipe perd sa substance - c'est-à-dire la vérité comme fiction - tandis que le complexe d'Œdipe en dehors de la psychanalyse perd son sens. Autrement dit, en tant que savoir insu mais agissant, il demeure inarticulé et inarticulable. Cette double identification et articulation consubstantielles entre Œdipe et psychanalyse fait que toute tentative de réévaluer la question de l'Œdipe, ne va pas sans effets sur le rapport du sujet (clinicien, chercheur, analysant...) au discours de la psychanalyse et à son éthique. 
 
   Les différents positionnements à l'égard de la psychanalyse passent, le plus souvent, par la remise en question de l'universalité de ce complexe et ce à partir des deux polarités mythiques de cette discipline et qui le concernent de très près :
- d'une part les mythes pulsionnels, les mythes de la libido, « notre mythologie » (1) disait déjà Freud, qualifiant ainsi les pulsions,
- d'autre part, les mythes d'origine et plus particulièrement le mythe du Père, qui, faute de pouvoir s'en servir convenablement, pour s'en passer (2), réclame et impose dans la théorie et dans la pratique cliniques, culte et autel.

Les réévaluations successives de la problématique œdipienne à travers l'un des pôles ou les deux à la fois, n'ont pas manqué, dans l'histoire de la psychanalyse d'engendrer au moins deux types de malentendus quand il ne s'agit pas d'affinement théorico-pratique.

Le premier malentendu, sur lequel je ne vais pas m'attarder, tourne autour de la sexualité féminine et l'Œdipe chez la femme. Le débat a pris très tôt sur cette question entre Freud et un certain nombre d'analystes femmes principalement (3). Celles-ci, en somme, n'admettaient pas le principe du monisme phallique soutenu par Freud. Elles pensaient avoir localisé chez la femme une sexualité proprement et purement féminine, c'est-à-dire, femelle de nature et soutenaient par là-même, l'existence d'un inconscient spécifiquement féminin.

Ne démordant pas, à juste titre, de son postulat du monisme phallique, mais en même temps ne se trouvant pas dans la possibilité de repérer au phallus un au-delà, Freud s'est tenu à ne voir dans cette sexualité féminine qu'un « continent noir » (4). Aussi bien, à travers les positions de ces dames analystes qui poussaient leur révolte jusqu'à soutenir, côté femme un répondant mythique, Freud ne voyait que des revendications phalliques, avatars du penisneid. Toutefois, n'y a-t-il tout de même pas là, une tentative par ces psychanalystes femmes, tentative maladroite bien sûr, de pointer ce dont Freud n'avait pas idée, cette jouissance féminine, extra-phallique, même si au phallus elle n'a pas moins affaire ?

Le second malentendu - et c'est là l'aspect qui m'intéresse le plus ici - touche aux mythes des origines, les mythes « familio-culturels (5) visant souvent à infirmer, ou parfois même à confirmer l'universalité du complexe d'Œdipe à partir de la diversité multiple des configurations qu'il peut revêtir dans les temps et espaces civilisationnels.
 
La première tentative de cet ordre, inaugurale dans son genre, fut menée en 1924 par l'ethnologue Bronislaw Malinowski (6). La thèse de cet auteur est trop connue maintenant pour qu'il soit nécessaire de la reprendre ici dans ses détails. Celui-ci pensait porter un coup à l'universalité de l'Œdipe en tentant de démontrer sur le terrain ethnographique que la configuration œdipienne décrite par Freud est limitée aux seules sociétés occidentales patriarcales. En cela il avait certes raison car la très relative configuration « papa-maman-moi » (7) est loin d'être, depuis toujours et encore, la triangulation intersubjective la mieux partagée sur la planète.

Cependant, cet auteur était parfaitement dans l'erreur de penser que la conception freudienne de l'Œdipe se réduirait aux relations sentimentales et comportementales entre l'enfant et les personnages familiaux les plus proches. On sait aussi que cette thèse ethnologique a été refutée dès sa formulation par un Ernest Jones (8) qui avait hâte, en tant que psychanalyste, de rappeler que si, ici ou ailleurs, les termes de la relation ont beau changer à loisir, cette diversification ne peut en aucun cas épargner aux humains, pris un par un, de répondre aux énigmes de la vie, de la mort, de l'origine et du sexe. Au-delà donc des figures parentales mises, ça et là, différemment en jeu sur l'échiquier œdipien, le complexe d'Œdipe, pour Freud, est avant tout, le scénario imaginaire mais singulier, qui modélise pour le sujet l'acceptation et la traversée de l'épreuve de la castration.

Plus encore, la faiblesse évidente de cette critique ethnographique incombe essentiellement à l'impossibilité logique qui caractérise ce type d'investigation de pouvoir tenir compte de l'hypothèse centrale de la psychanalyse ; soit l'hypothèse de l'inconscient, articulée, à son tour, par des matériaux œdipiens. Cette hypothèse se déduit, se vérifie et se démontre, dans chaque cure, à travers la mise en scène œdipienne qui se met en branle pour chaque analysant.
 
Toutefois, ce genre de tentatives relativistes, confondant profondément répression et refoulement, sentiment et désir, mythe et structure... sont loin de tarir, au contraire, elles fleurissent encore et toujours espérant amender l'implacable et insupportable logique des lois de l'inconscient au moyen de constructions intellectualisées des restes jouissifs des accidents symptomatiques de cette logique. 
    
Pour illustrer cette efflorescence fictionnelle et cette excroissance mythifiante risquant d'égarer le tranchant de l'Œdipe dans l'infini de ses mille et une figures collectives, je tenterai de faire un détour par ce qu'au Maghreb on a pu appeler le complexe de Jawdar et ce à travers la construction qu'en a donnée son inventeur le sociologue Abdelwahab Bouhdiba. Mais avant cela je vais donner un aperçu historique très bref sur l'histoire ou plutôt la préhistoire de la clinique au Maghreb, dans ses rapports, justement, à la question de l'Œdipe. 
 
Il faut d'abord remonter aux années quarante du siècle passé, pour rencontrer, en Algérie coloniale, les premiers cliniciens psychiatres, regroupés dans le cadre de l'École Algéroise de psychiatrie, prolifique tant sur le plan de ses membres que de ses écrits théorico-cliniques. Antoine Porot, son chef de file, exprime sa thèse principale de la manière la plus nette quand il écrit que chez l'indigène nord-africain, il y a « une fragilité des intégrations corticales, laissant libre jeu à la prédominance des fonctions diencéphaliques» (9). Pour cela, « c'est surtout par des exemples et des sanctions qu'on apprendra à ces êtres frustes et trop instinctifs que la vie humaine doit être respectée, que l'intérêt individuel a ses limites dans l'intérêt collectif ; besogne ingrate, mais nécessaire, dans l'œuvre générale de civilisation à laquelle nous sommes tous appelés à collaborer » (10). 
    
Par ailleurs, et en parallèle à cette position, une clinique appuyée, cette fois, sur une conceptualisation psychanalytique, est lancée à la même époque au Maroc colonial, d'abord par Angelo Hesnard qui en a posé les prémisses, entre 1940 et 1945 et à sa suite par René Laforgue, avec la création d'un institut de psychanalyse à Casablanca. S'appuyant sur les idées de Lévi-Bruhl sur la mentalité dite primitive et suivant les traces de Jung autour de son fameux inconscient collectif, Laforgue aboutit à une théorisation « postulant, écrit Bennani, une différence raciale entre des peuples, des ethnies [...]. Dans sa théorie, il y aurait une différence structurelle entre les peuples ou les civilisations » (11).
   
Voici un petit exemple qui en dit long sur les assertions de Laforgue : « Ce qui frappe chez tous les Arabes du plus primitif au plus civilisé, c'est l'absence de la notion du temps» (12). Et un peu plus loin, il ajoute : « II (l'Arabe), n'a jamais deux idées en même temps, exactement comme chez certains malades qui, dans nos conditions de vie occidentale...» (13). 

    
Ces élucubrations, comme on peut s'en douter, ont été avancées pour fournir un appui clinique au parachèvement du mouvement colonialiste, impérialiste de l'idéologie scientiste et de l'économie capitaliste. Et malgré la haine naziarde qu'elles distillaient, ces thèses n'ont pu manquer de trouver en France et dans le Maghreb postcolonial des continuateurs, voire des défenseurs enthousiastes.  

Du côté des cliniciens français, Berthelier, une des figures de proue, sur les travaux duquel bon nombre de cliniciens vont désormais fonder leurs analyses, ne voit dans la culture arabo-musulmane en général, et maghrébine en particulier, que stagnation, fatalisme et primitivisme. Aussi, affirme-t-il, le maghrébin, dont la sexualité est foncièrement prégénitale et la personnalité affectivement immature, « est la proie d'une angoisse de castration qu'il n'a jamais pu surmonter » (14). La raison en est, estime l'auteur, que la loi fondant la socio-culture au Maghreb, par son impuissance intrinsèque « s'incline et est dominée par celle d'un personnage qui, à notre sens, doit être introduit là : le colonisateur, figure fantasmatique puisque la loi est la loi et que finalement, elle détient seule la puissance. Si bien que, en définitive, toutes les figures paternelles possibles à l'intérieur du groupe familial ou du groupe social, sont impuissantes devant ce personnage et que symboliquement, le conflit œdipien met en jeu deux pères : un père réel castrateur et castré et un père fantasmatique authentiquement viril et puissant » (15).

Et pour terminer son argumentation, l'auteur conclut par une sentence oraculaire : « Ce n'est pas parce que "l'Algérie de papa" est morte, que l'homme musulman cessera brusquement sa quête sans espoir d'une impossible virilité » (16).  Michel Thée amplifie l'argumentation de son maître à partir de cas cliniques recueillis lors de sa pratique psychiatrique, mais aussi et surtout d'un récit autobiographique (17). L'idée principale que l'auteur défend revient à dire que « la fixation à l'identification au père idéal, le père de la horde primitive » semble « constituer une figure centrale de la problématique musulmane » (18). Autrement dit, « il  nous  semble  assister,  précise-t-il,  à  une  transmutation  particulière  de  la problématique œdipienne qui la fige » (19).
 
En d'autres termes, la désidentification de la mère par l'enfant au Maghreb s'opère au prix d'une identification au versant négatif du père idéalisé. L'apparition du conflit avec l'image du père, ajoute-t-il, « ne marque pas un passage à une problématique triangulaire. Le père idéalisé n'apparaît que pour entraîner le fils dans une nouvelle relation duelle qui est celle du conflit homosexuel létal marqué par le "tout ou rien", du triomphe ou de l'anéantissement » (20). 
    
Les causes de la non résolution de cet Œdipe reviennent d'après lui à une fixation intense à la mère et à « la faillite des identifications paternelles » (21). Et en bon culturaliste, l'auteur ramène ces supposées défaillances aux modalités de maternage et d'éducation pratiquées au Maghreb. Dans ce contexte, pense-t-il, la confrontation entre le père et le fils n'est jamais articulée autour de leur désir commun de la mère. Elle « aboutit au contraire à la dualité d'un affrontement homosexuel mortifère qui ne cesse de perdurer pour ne déboucher jamais sur le meurtre fantasmatique du père et sur la castration fantasmatique du fils » (22). Ce qui l'amène automatiquement à conclure qu'il se trouve là, « en un "en-deçà" de la castration où la relation père-fils reste marquée du danger de la relation mortifère » (23).
    
Et voici, par voie de conséquence, que Thée explique, tout bonnement, comment la colonisation et la néo-colonisation est donnée aux Arabes, dont la personnalité est atrophiée à son niveau œdipien, comme une chance de rencontrer en la personne du colon ou du patron une image identificatoire structurante : l'image d'un « père phallique et juste » en position de «néo-père » occidental promettant et permettant à ces jeunes Arabes les « néo-imitations-identifications sexuées » (24) qui leur font défaut.
 
De l'autre côté de la Méditerranée, une autre position s'est mise en place et dont les chefs de fils sont Hicham Djaït (25), historien et plus particulièrement, Abdelwahab Bouhdiba (26), sociologue. Tous deux soutiennent, avec une volonté farouche, le projet d'inscrire la Tunisie, le Maghreb et le monde arabo-musulman en général, dans la modernité tout en préservant et valorisant les fondements culturels de la civilisation arabo-islamique. 
    
À mon sens, l'intérêt de cette position vient de ce que, non seulement elle est la première à se frotter aux nouvelles perspectives d'analyse qu'apporte la psychanalyse dans les débats qui agitaient et agitent encore les spécialistes des sciences humaines dans tout le monde arabe autour de la thématique tradition, modernité et authenticité, mais elle a aussi et surtout avancé des réflexions cliniques qui ont trouvé un écho favorable chez certains cliniciens et chercheurs psychiatres (27) et psychologues (28). Les idées de Bouhdiba, en particulier, relatives à la question de l'Œdipe, méritent qu'on s'y arrête.    


Dans le dernier chapitre de son ouvrage. La sexualité en Islam, intitulé « Au royaume des mères », l'auteur expose son idée selon laquelle la femme arabe est aliénée et crétinisée sur tous les plans ; mais comme tout est fait, estime-t-il, pour qu'elle ne puisse se réaliser que dans la maternité et plus particulièrement, dans les naissances répétées des garçons, elle fait payer cette annihilation systématique de son être en étant la reine de l'inconscient. Ainsi, non seulement elle règne sur l'inconscient mais elle constitue « le pivot et l'épicentre de la vie » (29). L'enfant se trouve alors coincé dans la société patriarcale, castratrice et émasculante, représentée d'un côté par un père terrible, autoritaire et lointain et de l'autre par une mère, havre de paix et de sécurité, mais dont rien ne le prépare à se séparer.
 
Pour illustrer sa thèse, l'auteur recourt aux Mille et une nuits et plus particulièrement à ce qu'il qualifie du mythe de Jawdar, qui lui semble en proposer une illustration exemplaire. Il pose le héros de cette histoire comme un modèle mythique et comportemental qui lui paraît mieux caractériser la personnalité arabo-musulmane maghrébine que ne peut le faire le scénario œdipien avancé par Freud. Le modèle de Jawdar est donc sensé constituer un contrepoint au complexe d'Œdipe qui, selon l'auteur, ne peut répondre que de la personnalité occidentale.  

Voici le court paragraphe qu'en retient l'auteur : « Le héros Jawdar le pêcheur, guidé par un magicien maghrébin, est parti à la recherche d'un trésor enfoui dans les tréfonds de la Terre. Le magicien Abdessamad, après avoir fait brûler de l'encens et récité les formules secrètes, parvient à assécher un fleuve sous lequel se trouve l'entrée du trésor. Jawdar devait se faire ouvrir les six premières portes en récitant à chaque fois une formule adéquate. Surtout son sang-froid et son courage l'amèneront, à chaque fois, à recevoir sans broncher un coup mortel dont il renaîtra à nouveau.  

Arrivé à la septième et dernière porte, ajoute le magicien, tu devras frapper. Ta mère sortira et te dira : "Bienvenue à toi mon fils, viens me saluer," Mais tu lui diras alors : "Reste éloignée et ôte tes vêtements." Elle te dira : "Mon fils, je suis ta mère et j'ai sur toi les droits que me donnent l'allaitement et l'éducation, comment donc veux-tu me dévêtir ?" Tu lui diras alors : "Enlève tes vêtements sinon je te tue", et regarde à ta droite tu verras un sabre accroché au mur, dégaine-le et dis-lui : "Enlève tes vêtements." Elle cherche encore à biaiser, à implorer mais point de pitié. Chaque fois qu'elle enlève un vêtement, tu lui ordonneras d'enlever le reste tout en continuant à la menacer de mort jusqu'à ce qu'elle ait ôte pour toi tous ses vêtements et apparaisse entièrement nue. Alors tu auras déchiffré les symboles, annulé les enchantements et mis ta personne en sécurité.  

Et le magicien de préciser : "N'aie pas peur, Jawdar, car ce n'est qu'une ombre sans âme." Mais Jawdar parvenu devant sa mère ne sut point oser lui faire enlever l'ultime cache-sexe. Il était troublé par sa mère qui ne cessait en effet de répéter : « Mon fils, tu tournes mal. Mon fils, ton cœur est de pierre. Tu veux donc me déshonorer mon fils. Ne sais-tu point que c'est illicite ?" Alors Jawdar devant ce mot, renonce à son projet et de dire à sa mère: "Garde le cache-sexe." Et radieuse la mère de crier : "Tu t'es trompé ! Qu'on le batte." Et voilà Jawdar recevant une volée de bois vert et éjecté hors du gouffre au trésor dont les portes se refermèrent aussitôt.  

Le magicien et Jawdar ne se tinrent néanmoins pas pour battus. Un an plus tard Jawdar recommença les opérations magiques et réussit cette fois-ci à dévêtir entièrement sa propre mère. Une fois celle-ci complètement nue, elle se transforma en une ombre sans âme et Jawdar put s'emparer du trésor » (30).  

À la suite du rappel de ce fragment de l'histoire étalée, dans sa version complète, sur pas moins d'une centaine de page, l'auteur a cru y percevoir une vérité d'une profondeur subjective telle qu'il n'a pas hésité à qualifier ce qui se déroule dans cette séquence de complexe de Jawdar qu'il met en parallèle avec le complexe d'Œdipe. Il ajoute donc : « II nous paraît fort légitime de voir dans le complexe de Jawdar la forme spécifique de la culture arabo-musulmane du complexe d'Œdipe » (31).  

Et sans transition, il affirme que Jawdar désigne « un type de comportement dépouillé de toute culpabilité » (32). Si Œdipe, le meurtrier et l'incestueux, est coupable à s'en crever les yeux, selon l'auteur, « Jawdar n'a affaire qu'à de fausses apparences et il s'avère que son acte est une authentique libération de soi-même et de sa propre mère » (33).
 
Aux yeux de Bouhdiba donc, Jawdar est non seulement dépourvu de toute culpabilité mais se présente comme l'excellent sauveur de sa mère, « car le premier souci de Jawdar enrichi par le trésor dont il s'est emparé est d'assurer à sa propre mère cette même sécurité qu'il a obtenue pour lui-même » (34). Sauver le fantasme maternel, se constituer en tant que le gratificateur absolu de la mère, c'est, me paraît-il, l'essentiel de la conception de Bouhdiba concernant la position œdipienne chez Jawdar et chez tout jeune maghrébin censé en suivre le modèle. À défaut de pouvoir repérer à l'intérieur du récit jawdarien les incidences et les ramifications qu'engendre la confrontation dynamique et universelle des pôles conflictuels majeurs de la structure œdipienne, Bouhdiba verse dans une construction intellectualisée autant justificatrice que défensive. Comment peut-il en être autrement si, au moins, dans l'analyse de l'Œdipe il n'est pas tenu compte, dans leur articulation, des désirs de meurtre et d'inceste, de la Loi qui les interdit et des repères symboliques socioculturels qui en garantissent le déploiement ?  

Aussi, c'est en replaçant le fragment extrait par l'auteur dans le récit jawdarien dans son ensemble, qu'il sera aisé d'apprendre que Jawdar, le cadet, est le préféré du père et par ce choix paternel, arbitraire et déplacé, se trouve acculé à remplir la fonction de phallus manquant à la mère tout en délogeant ses frères de leur droit et devoir d'aînesse. La position réservée à Jawdar veut que celui-ci excelle dans sa fonction de colmateur et de gratificateur généreux chaque fois que sa mère en présente la demande. Il excelle dans cette fonction d'autant plus que ses interventions héroïques sont anéantissantes quant à la réalisation subjective de ses frères aînés, ce qui par un effet de retour, renforce par un surplus d'atrophie phallique sa toute-puissance narcissique.
 
D'exploit en exploit héroïque de Jawdar, le récit se referme sur la scène d'un fratricide et d'un inceste sororal. Paradoxalement, l'auteur présente ce mouvement régrédient dans le récit comme un dégagement libérateur de Jawdar de l'emprise maternelle. Il faut, dit-il, « tuer en soi l'image de la mère, la profaner, la démystifier. Tuer en soi la fausse image de la mère, c'est se sécuriser soi-même » (35). Opération qu'il faut réaliser soi-même, dit l'auteur, avec l'aide d'un alter ego - un « moi auxiliaire » (36), pour reprendre une expression de Ghorbal comme le fut, paraît-il, le magicien pour Jawdar.  

Ainsi, ne repérer l'idée de père qu'à travers une de ses figures sculptée dans le registre imaginaire, c'est-à-dire le semblable et l’alter ego régis par les sentiments d'amour et de haine, fait que pour l'auteur, le père ne peut être qu'éminemment castrateur : « Ce n'est pas seulement le père qui est castrateur (dans tous les sens du mot), c'est la société toute entière qui émascule. Or, dans cette émasculation universelle, il y a un havre pourtant : la mère » (37).  

Le salut n'est donc que dans ce perpétuel retour vers le giron maternel. Ne pouvant saisir dans les registres symbolique et imaginaire de la société maghrébine les repères dans lesquels s'articule et se prolonge la fonction de séparation, l'image de la mère phallique demeure le seul opérateur qui aiguille de bout en bout l'analyse de Bouhdiba.

Il ne reste alors pour qui est hanté par le fantôme de la mère phallique et qui épuise vainement tous les stratagèmes intellectuels en vue de le conjurer, que de crier au secours à qui peut l'entendre. « Mais, clame-t-il en bouclant son analyse, si en chaque Arabe il y a un Jawdar qui dort, où sont les magiciens pour nous initier à l'art de forcer les blocages, de déchiffrer les énigmes et de retrouver la paix en soi ? » (38).  

En somme, chez tous ces auteurs, il s'agit d'une tentative d'envisager globalement le complexe d'Œdipe au Maghreb et d'en proposer une configuration typique supposée ajustée à la personnalité arabo-musulmane. C'est une tentative qui, à mon sens, tombe sous le coup du complexe d'Œdipe : elle porte dans les plis mêmes de ses élaborations sur l'Œdipe, les effets imaginaires de ce complexe ; elle en est le symptôme plutôt qu'elle en articule les éléments et les coordonnées. Le fait de proposer, par une sorte de racialisation des procédures œdipifiantes, des figures œdipiennes toutes faites, soit découpées sur mesure dans l'étoffé mythique de l'ethnie, soit projetée sommairement sur elle comme une clef universelle, ne sert qu'une chose : redoubler, faire consister jusqu'à l'obsession, la rationalisation dont procède la fiction. Elle sert, pour le compte de quiconque s'y risque, à maintenir consistant le voile du mythe couvrant l'horreur de la castration et la perte de jouissance qui en découle.  

Pour tenter de dépasser les écueils de l'ethnocentrisme clinique dans lesquels se sont empêtrés ces auteurs, d'autres plus avertis des questionnements psychanalytiques, ont entrepris un dialogue entre la psychanalyse d'une part et l'Islam d'autre part. Abdelkébir Khatibi (39), l'un des instigateurs de ce projet, lance sa réflexion à partir d'une idée de Freud, émise dans L'Homme Moïse, sur la question de la fondation et le problème du meurtre fondateur dans l'Islam dans son lien avec la religion judaïque.

Pour Freud, la fondation de la religion islamique n'est qu'une répétition abrégée de la fondation de la religion juive ; la première n'étant que l'imitation de la seconde. « La récupération du seul grand Père primitif produisit chez les Arabes un extraordinaire accroissement de leur croyance d'eux-mêmes, qui conduisit à de grands succès temporels mais s'épuisa aussi avec eux. Allah se montra beaucoup plus reconnaissant à l'égard de son peuple élu que jadis Yahvé à l'égard du sien. Mais le développement intérieur de la nouvelle religion s'arrêta bientôt, peut-être parce qu'il manquait l'approfondissement que produisit, dans le cas du peuple juif, le meurtre du fondateur de la religion » (40).
 
À partir de cette citation Khatibi estime que, malgré le nombre croissant des analysants d'origine musulmane et bien que la psychanalyse soit de plus en plus pratiquée par des analystes de culture islamique, il n'en demeure pas moins que « l'islam est une place vide dans la théorie en psychanalyse » (41). II invite de manière urgente à s'arrêter sur cette question : comment ces analysants et ces analystes peuvent-ils se situer par rapport à cette « répétition abrégée de la fondation ? » (42). Comment, se demande-t-il encore, « sans le meurtre du fondateur, ces analystes et analysants sont-ils à la trace d'un autre livre ? » (43).
 
La question posée par Khatibi semble avoir trouvé un écho chez Fethi Benslama (44) qui, dans un article intitulé « Le meurtre fondateur en Islam » expose et décrit la seule modalité du meurtre fondateur, selon lui, retenu par le texte sacré et la tradition islamiques. Il s'agit du meurtre perpétré par Caïn sur Abel : « Si Abel n'est que l'un des substituts du père, de deux choses l'une, ou bien il y a une référence au meurtre du père dans l'Islam, ou bien l'idée du substitut signifie qu'il ne fut pas tué. Quelqu'un d'autre aurait été tué à sa place. Nous retrouvons là, précisément, la croyance islamique à propos du Christ, selon le Coran : "ils ne l'ont pas tué ni crucifié, mais son sosie a été substitué à leurs yeux." Mais peut-être que le substitut engage ici quelque chose d'autre, qui serait le meurtre du ressemblant au père, c'est-à-dire le meurtre d'un semblable qui occuperait la place du père ; ce qui constitue peut-être une autre théorie de la violence et de la loi. Elle semble dire qu'il y a un désir qui est un désir de la paire et que ce désir serait un obstacle à l'exogamie.  

Comme si à côté du désir de la mère dont le pendant serait le meurtre du père, il y avait un désir de la paire qui introduirait au meurtre de l'autre de l'autre paire ; c'est-à-dire au meurtre du "frère" qui se constitue comme rival, du fait qu'on doit lui céder l'autre de notre paire (la sœur). Céder l'autre de la paire à l'autre (le frère, le ressemblant), c'est céder le similaire au ressemblant » (45).  

Je me limite à rapporter la conclusion de Fethi Benslama : « Le meurtre fondateur d'Abel et de Caïn en Islam, meurtre de l'un et/ou de l'autre, nous a mené suffisamment loin, vers une formulation de la question du désir et de la Loi : de la parole et de la violence, qui montre que l'approche psychanalytique doit rester ouverte sur de multiples lectures du meurtre » (46).  

Voici exposés les éléments principaux de cette position qui repose la problématique de l'Œdipe plus particulièrement à travers son point névralgique : la question du père. Néanmoins, pourrais-je rajouter, même la plus approfondie des réflexions et la plus soucieuse de la rigueur méthodique qu'exige le questionnement sur les fondements, ne sort pas indemne des effets de l'Œdipe si elle ne passe pas du raisonnement sur la relativité anthropologique du mythe œdipien à la mise à l'épreuve de « la radicalité qui est la sienne dans l'expérience psychanalytique » (47). C'est par ce biais seulement, qu'un discours clinique peut espérer ne pas virer en un appel au Père sous son aspect idéal, donc imaginaire ; Père dont la stature géante et unique (48) est sensée épargner au sujet la rencontre avec la réalité de la castration.  

Mais à quoi donc peut consister cette expérience qui confère au complexe d'Œdipe sa radicalité ? Elle consiste, à mon sens, à faire avec chaque parole énoncée par chaque sujet, et à articuler cette parole à l'ensemble du discours du sujet et aux repères cardinaux qui l'organisent, et non pas de la lire, cette parole, à travers la grille psychologique sans sujet qui en assure l'énoncé et l'assume ; laquelle grille réduit chaque énoncé en une parole anonyme. Et c'est bien en ce sens qu'on peut avancer avec Lacan que l'Œdipe constitue à vrai dire ce qui épargne à la psychanalyse en extension, de devenir « tout entière justiciable du délire du président Schreber » (49).
 
Notes
 
l. Voir S. Freud, XXXIIe leçon : « Angoisse et vie pulsionnelle », in « Nouvelle suite
des  leçons  d'introduction  à  la psychanalyse »  (1933),  in Œuvres complètes, XIX, 1931-1936, Paris, P.U.F., 1995, p. 178. Freud ajoute : « Les pulsions sont des êtres mythiques, grandioses dans leur détermination. Nous ne pouvons, dans notre travail, faire abstraction d'elles un seul instant, et cependant nous ne sommes jamais sûrs de les voir distinctement. »  
2. Voir J. Lacan, Le sinthome. Livre XXIII (1975-1976), séminaire du 13 avril 1976 (questions et réponses), in Ornicar ?, n° 10, juillet 1977, p. 10 :« [...] la psychanalyse, de réussir, prouve que le Nom-du-Père, on peut aussi s'en passer, à condition de s'en servir ». Voir aussi, Joël Dor, La fonction du père en psychanalyse (1989), Paris, Eres, Point hors ligne, 1998, p. 40 :« [...] cette fonction médiatisante n'appelle nullement, à la limite, l'existence hic et nunc d'un Père réel, autrement dit d'un homme. Nous pouvons donc répondre à la question inaugurale : Il ne faut pas nécessairement un homme pour qu'il y ait un père ».  
3. Il faut rappeler ici les noms de R. McBrunswick, K. Homey, M. Klein, à la suite de C. G. Jung qui forgea la notion de complexe d'Electre pour spécifier l'organisation sexuelle œdipienne de la fille.  
4. S. Freud, La question de l'analyse profane (1926), Paris, Gallimard, 1985, p. 75.  
5. J'emprunte cette expression à A. Chaouite, proposée dans son article : « D'un enjeu de l'intégration : le roman familio-culturel », in Apport de la psychopathologie maghrébine, publication du C.R.P., université Paris XIII, 1991, p. 151.  
6. Voir B. K. Malinowski, la sexualité et sa répression dans les sociétés primitives (1929), Paris, Payot, 1976.  
7. Expression empruntée à F. Guattari et G. Deleuze dans leur Anti-Œdipe, Paris, Editions de Minuit, 1972, p. 30.  
8. Voir E. Jones, Psychanalyse, folklore, religion, Paris, Payot, 1924.  
9. Voir A. Porot et D. C. Arrii, « L'impulsivité criminelle chez l'indigène algérien », in Annales médico-psychologiques. II, 1932, p. 598.  
10. Ibid, p. 611.  
11. J. Bennani, La psychanalyse au pays des saints, Casablanca, Le Fennec, 1995, p. 177.  
12. R. Laforgue, « Le super-ego individuel et collectif », in Au-delà du scientisme, Genève, Mont-Blanc, 1963, p. 48.  
13. Ibid.. p. 49  
14. R. Berthelier, « Tentative d'approche socioculturelle de la psychopathologie nord africaine», in Psychopathologie africaine, n° 2, 1969, p. 199.  
15. Ibid., p. 200.  
16.  R.  Berthelier,  « Approche  de la  sexualité musulmane »,  in  Entretiens psychiatriques, n° 15, 1972, p. 28. Il faut signaler que ce texte fut le seul à avoir reçu en 1970, par la rédaction de la revue, un prix pour ses « qualités scientifiques ».  
17. Ahmed, Une vie d'algérien, est-ce que ça fait un livre que les autres vont lire ?, Paris. Seuil. 1972.  
18. M. Thée, Identité sexuelle, identification sexuée ; la situation des transplantés nord africains. Aspects psychopathologiques. Thèse de doctorat en médecine, p. 59.  
19. Ibid., p. 59.  
20. Ibid., p. 60.  
21. Ibid., p. 62.  
22. Ibid., p. 62.  
23. Ibid., p. 60.  
24. Ibid., p. 64.  
25. Voir H. Djaït, La personnalité et le devenir arabo-islamique, Paris, Seuil, 1974.  
26. Voir A. Bouhdiba, La sexualité en Islam, Paris, P.U.P., 1975.  
27. Voir M. Ghorbal, « La personnalité maghrébine : schéma théorique, application à la dépression grave », in Psychologie médicale, tome 12, n° 4, 1980, pp. 855-865 et aussi, « La personnalité maghrébine : psychogenèse », in L'information psychiatrique, vol. 57, n° 4, 1981, pp. 441-450.  
28. Voir 1°) H. Bendahman, Personnalité maghrébine et fonction paternelle au Maghreb Œdipe maghrébin, Paris, La pensée universelle, 1984 ; 2°) A. Elfakir, Œdipe et personnalité au Maghreb, Paris, L'Harmattan, 1995 ; 3°) A. Elmtili, « Entre Œdipe et Laïos, du lien paternel au conflit œdipien » in A. Elfakir et V. Bidou-Houbaine, Pratiques cliniques, psychopathologie et démarche interculturelle, Toulouse, Cofrimi, 1997, pp. 29-39.  
29. A. Bouhdiba, La sexualité en Islam, p. 274.  
30. Ibid., pp. 274-275.  
31. Ibid., p. 277.
  

32. Ibid.  
33. Ibid.  
34. Ibid., p. 276.  
35. Ibid.. p. 275.  
36. M. Ghorbal, «La personnalité maghrébine : psychogenèse », in L'information psychiatrique, vol. 57, n° 4, op. cit., p. 448.
  

37. A. Bouhdiba, La sexualité en islam, op. cit., p. 268.  
38. Ibid., p. 279.  
39. Ecrivain marocain qui relate quelques fragments de sa psychanalyse personnelle
dans son ouvrage Par-dessus l'épaule, Paris, Aubier, 1988.  
40. S. Freud, L'homme Moïse et la religion monothéiste (1939), trad. C. Heim, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l'inconscient », 1986, p. 186.  
41. A. Khatibi, « Frontières », in Intersignes, n° l, 1990, p. 15.  
42. Ibid.  
43. Ibid.  
44. D'origine tunisienne, psychanalyste à Paris, il est notamment l'auteur de La nuit brisée. Muhammad et renonciation islamique, Paris, Ramsay, 1988.  
45. F."Benslama, « Le meurtre fondateur en Islam », in Intersignes, n° l, op. cit.,  p. 55.                
46. Ibid.                                                                 
47. J.-A. Miller, « Petite introduction à l'au-delà de l'Œdipe », in La cause freudienne, n° 21, 1992, p. 9.     
48. Paraphrasant M. Safouan, in Études sur l'Œdipe, Paris, Seuil, 1974, p. 128. Plus avant, p.11, l'auteur écrit, très justement et dans une formule on ne peut plus ramassée : « Le complexe d'Œdipe est le complexe de castration. »  
49. J. Lacan, « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l'École », in Scilicet, n°l, 1968, p. 27.