Abdelhadi ELFAKIR
Psychanalyste, Traducteur, Ancien Maître de conférences des universités en psychopathologie psychanalytique
Résumé :
En linguistique, L’approche structuraliste dans l’étude de la langue est introduite par Saussure en donnant de l’importance à la dimension synchronique. Désormais, la linguistique ne peut se suffire de la seule dimension diachronique privilégiée jusque-là dans l’étude de la langue.
Par cette innovation, la linguistique va devenir le modèle à suivre par d’autres approches en sciences humaines. Parmi celles-ci la psychanalyse figure en bonne place puisque la parole est le seul médium de la pratique analytique et doit, de ce fait, se fonder sur des concepts construits par la linguistique structurale dans son abord du champ du langage. Jacques Lacan affirme ainsi que la technique analytique « ne peut être comprise, ni donc correctement appliquée, si l’on méconnaît les concepts qui la fondent… Ces concepts ne prennent leur sens plein qu’à s’orienter dans un champ de langage, qu’à s’ordonner à la fonction de la parole ».
L’intervention que je propose ici, montrera comment Lacan emprunte à la linguistique un certain nombre de principes et de concepts qui, au sein de la théorie et de la pratique analytiques, « vont être à l’origine d’une mutation épistémologique radicale au niveau des élucidations métapsychologiques » en psychanalyse. Nous montrerons par là-même comment Lacan va soumettre ces emprunts conceptuels à certaines modifications de sorte qu’ils servent au mieux l’approche analytique qui est fondamentalement une expérience de langage traversée par un sujet parlant et désirant à la fois.
Mots clefs :
Linguistique, psychanalyse, langage, signifiant, parole, désir, jouissance
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En sciences humaines, la linguistique est devenue lors du siècle dernier, un des modèles scientifiques à suivre pour maintes disciplines parmi lesquelles prend place la psychanalyse. Jacques Lacan dans son projet de retour à Freud contre les pervertissements qu’a connus la psychanalyse, considère que celle-ci doit se fonder sur des concepts construits par la linguistique structurale. Dans la mesure où la parole est le seul médium de sa pratique, Lacan affirme que la technique analytique « ne peut être comprise, ni donc correctement appliquée, si l’on méconnaît les concepts qui la fondent… Ces concepts ne prennent leur sens plein qu’à s’orienter dans un champ de langage, qu’à s’ordonner à la fonction de la parole ».
Pour Lacan l’œuvre de Freud sollicite ainsi l’introduction et l’usage de concepts linguistiques. Pourquoi ? Parce que si on lit bien Freud, dit-il, il devient évident que toutes les formations de l’inconscient, que ce soit le rêve, le lapsus, l’acte manqué, le symptôme, « ont la structure d’une phrase ». D’où le fameux aphorisme lacanien : « L’inconscient est structuré comme un langage ». Par cette formulation, Lacan pointe expressément l’analogie structurale entre les formations inconscientes telles que Freud les a révélées et certains processus du langage tels que Saussure les a établis.
Nous assistons ainsi à une re-fondation par Lacan de la psychanalyse dans la linguistique structurale et ce par deux biais : d’une part en rapportant l’inconscient à la structure du langage et d’autre part, parce que l’acte de langage lui-même est ce qui constitue le lieu de formation et d’expression de l’inconscient.
Lacan emprunte alors à la linguistique un certain nombre de principes et de concepts qui, au sein de la théorie et de la pratique analytiques, vont être « à l’origine d’une mutation épistémologique radicale au niveau des élucidations métapsychologiques ».
Cependant, il convient de rappeler que la pratique analytique elle-même (la cure), ainsi que les pratiques de lectures qui s’en inspirent, « interrogent le langage non pas comme structure formelle du système de la langue, mais en tant que système signifiant dans lequel se fait et se défait le sujet parlant et désirant ». Ce qui fait que l’attention du psychanalyste porte non seulement sur le contenu de la parole et du sens qu’elle véhicule, mais aussi et surtout sur les effets de jouissance que cette parole produit sur l’analysant et sur les dévoilements qu’elle apporte aux énigmes de son désir. Le sujet et son désir ne sont donc pas des données préalables, mais se produisent, par la parole effectif du sujet lors de la relation du transfert, dans l’acte de dire et dans l’énonciation elle même.
A partir de cette position analytique qui se fonde sur le fait que tout acte de langage implique un sujet parlant et désirant, Lacan apporte aux thèses saussuriennes quelques modifications, voire quelques torsions, de sorte qu’elles servent au mieux la théorisation et la pratique psychanalytiques. Ainsi par exemple de ce que Saussure appelle le flux de pensées et le flux de sons, Lacan va d’emblée les nommer flux de signifiés et flux de signifiants.
Le concept de signifiant va être utilisé en psychanalyse au-delà de conception qui lui est faite en linguistique : Elle va suivre les modifications que les notions de structure et du langage vont connaitre suivant l’évolution de la pensée de Lacan.
Aussi, il change le schéma du signe linguistique posé par Saussure, non seulement en faisant disparaître l’ellipse qui représente pour Saussure la délimitation et l’unité du couple composé du signifié et du signifiant, mais il inverse la position des deux termes par rapport à la barre qui les sépare : le signifié tombe alors en dessous de la barre tandis que le signifiant est placé en dessus.
Plus encore, l’expérience analytique conduit Lacan à ne pas souscrire totalement à l’idée de « coupure » qui, pour Saussure, constitue l’opération qui vient délimiter les unités de signification par une série de césures simultanées entre les signes linguistiques, en composant des unités signifié/signifiant.
Cette notion de coupure entre unités de signification, ne convient pas totalement à Jacques Lacan qui estime nécessaire de la modifier, voire de la remplacer pour, dit-il, « donner à ce dont il s’agit un sens vraiment utilisable dans notre expérience. ».
Ainsi, en lieu et place de la notion de coupure, Lacan introduit ce qu’il appelle « le point de capiton » qui est une sorte de nouage langagier opérant sur le plan subjectif. Dans un premier temps, ce type de nouage lui paraît briller par son absence dans les productions langagières de sujets psychotiques. Lors de sa reprise de l’analyse du cas du président Schreiber par exemple, il constate que le délire de ce dernier subit un flagrant envahissement progressif du signifiant et que le signifiant dans ce délire s’émancipait petit à petit de son signifié. Dans un deuxième temps, c’est l’expérience analytique dans son ensemble qui va l’amener à considérer le rapport signifiant/signifié comme étant, je le cite, « toujours fluide, toujours prêt à faire défaut ».
Pour Lacan, Le « point de capiton » est le procédé par lequel le signifiant s’associe au signifié dans la chaîne du discours et qui trouve sa justification fondamentale dans son rapport au registre du désir d’un sujet. Lors d’une cure analytique, c’est sous transfert que l’analysant est convoqué à l’investigation de son inconscient et par conséquent, à se confronter aux énigmes et aux aléas de son propre désir, pour enfin conclure s’il veut vraiment ce qu’il désire. « Ce point de capiton, dit-il aux psychanalystes présents à son séminaire, trouvez-en la fonction diachronique dans la phrase, pour autant qu’elle ne boucle sa signification qu’avec son dernier terme. Chaque terme étant anticipé dans la construction de tous les autres, et inversement scellant leur sens par son effet rétroactif ». Lacan soulève et tente de résoudre le problème que pose la valeur du signe telle que théorisée par Saussure.
Par la suite et à dans le cadre d’un schéma fort complexe et très stratifié qu’il élabore peu à peu et qu’il appelle « le graphe du désir », (subversion P. 805), il place à sa base le vecteur (delta flèche sujet barré) qui matérialise le point de capiton venant par un effet rétroactif, crocheter en deux points la chaîne signifiante SS’ qui circule et se déplace librement et séparément des signifiés en dessous de la barre.
Pour Lacan, un signe ne fait sens dans une séquence parlée qu’à partir de sa relation d’opposition à tous les autres signes qui composent cette séquence. Autrement dit, la signification d’un message n’advient qu’une fois la séquence parlée est terminée. C’est dans l’après-coup, qui est une dimension fondamentale en psychanalyse, que le point de capiton arrête le glissement du signifiant sur le signifié en capitonnant l’un à l’autre et fixer momentanément la signification.
Ainsi, l’introduction par Lacan du point de capiton dans sa théorisation de la dimension du désir, va donc constituer un pas important dans son travail de fondation de la découverte freudienne en l’appuyant sur la linguistique comme référence.
A la suite de l’introduction de la notion de point de capiton, Lacan continue à emprunter à la linguistique et cette fois à Jacobson, en particulier ses notions de métaphore et de métonymie. Lacan va ainsi procéder à un rapprochement entre métaphore et de métonymie condensation et déplacement qui qui constituent les deux axes régissant le fonctionnement de l’inconscient avec les deux axes constitutifs du langage.
« D’une manière générale, écrit Lacan, ce que Freud appelle la condensation, c’est ce qu’on appelle en rhétorique la métaphore, ce qu’il appelle le déplacement, c’est la métonymie. La structuration, l’existence lexicale de l’ensemble de l’appareil signifiant, sont déterminantes pour les phénomènes présents dans la névrose car le signifiant est l’instrument avec lequel s’exprime le signifié disparu. C’est pour cette raison qu’en ramenant l’attention sur le signifiant, nous ne faisons rien d’autre que revenir au point de départ de la découverte freudienne ».
L’intérêt que Lacan porte au travail de la métaphore et de la métonymie dans le discours de l’analysant revoie une fois de plus au caractère primordial du signifiant dans l’expérience analytique. « D’habitude, fait-il remarquer, c’est toujours le signifié que nous mettons au premier plan de notre analyse, parce que c’est assurément ce qu’il y a de plus séduisant, et c’est ce qui au premier abord paraît être la dimension propre de l’investigation symbolique de la psychanalyse. Mais à méconnaître le rôle médiateur primordial du signifiant, à méconnaître que c’est le signifiant qui est en réalité l’élément-guide, non seulement nous déséquilibrons la compréhension originelle des phénomènes névrotiques, l’interprétation des rêves elle-même, mais nous nous rendons absolument incapables de comprendre ce qui se passe dans les psychoses ».
Si on revient maintenant à la formule de Lacan rapportée plus haut, Lacan ne dit pas que l’inconscient est structuré par le langage mais il dit « l’inconscient est structuré comme un langage ». Pourquoi ? Parce que, pour Lacan, ce n’est pas LE langage en général dans son aspect formel et abstrait qui préside à la structuration effective de l’inconscient, auquel cas, l’inconscient serait de bout en bout déterminé par le langage et deviendrait ainsi un pur objet de la linguistique.
Par conséquent, le comme veut dire que pour Lacan, l’inconscient déborde le modèle linguistique et il revient à la psychanalyse et à l’interprétation analytique de faire exister et révéler cet inconscient comme un langage singulier et ce à travers la mise en jeu de l’équivoque qui caractérise le signifiant dans ses figures de style et dans ses tropes de la rhétorique.
Alors, si le langage en général n’est plus pour Lacan la condition de l’inconscient, C’est plutôt l’inconscient qui devient « la condition de la linguistique ». Lacan le confirme, et va même plus loin en disant : « Si j’ai dit que le langage est ce comme quoi l’inconscient est structuré, c’est bien parce que le langage, d’abord, ça n’existe pas ». Car ce langage, celui que la linguistique prétend analyser, et qui n’existe pas « d’abord », n’est que « ce qu’on essaye de savoir », « ce qu’élabore le discours scientifique » concernant la fonction de la lalangue.
La Lalangue est un mot inventé par Lacan en 1972 dans son séminaire XX, qui a pour titre « Encore » ; Lacan le forge pour désigner non pas le langage qui sert à exprimer les pensées et les communiquer mais pour désigner le langage dont jouit l’être parlant, dont jouit le parlêtre. Lalangue en un seul mot est proche de ce qui est qualifié de lallation chez l’enfant avant de savoir manier le langage.
La lalangue, comme la lallation, désigne donc Le gazouillis qui précède le babil. Ce dernier est constitué de tous ces jolis syllabes ou mots très particuliers que répète le bébé avec grand jubilation, lorsqu’il commence à parler et dont les parents gardent le souvenir et répètent très souvent avec délectation. Le gazouillis ou la lallation qui devance le babil, n’est pas facilement mémorable et répétable par les parents du fait de son caractère indistinct.
La lalangue pour Lacan, se constitue à partir du langage qui préexiste au sujet. Le sujet vient habiter le langage et en faire sa première demeure. Mais c’est en investissant le langage qui lui préexiste, que le sujet en fait d’abord sa lalangue bien avant d’en faire un moyen de communication. La lalangue, aussi bien chez le petit enfant que chez l’adulte, désigne donc le fait de jouir du langage, au-delà de son utilisation comme moyen de communication. La lalangue, cette langue avant la langue commune, cette langue jouissante n’est pas abolie par les règles de la grammaire et de l’éducation, elle continue à grouiller dans l’inconscient. Pour un sujet donc, la lalangue qui est première donne lieu à l’investissement du langage de la communication qui, secondairement, devient une sorte d’élucubration de savoir sur la lalangue.
Avec ce néologisme, Lacan va être amené à se déprendre du structuralisme de son temps qui finalement « intégrerait le langage à la sémiologie », mais il s’éloigne aussi bien de sa propre valorisation de la syntaxe. Il crée ce qu’il va appeler lui-même, une linguisterie, terme qui évoque menuiserie... ou piraterie, selon J.-C. Milner. Ainsi, La lalangue, figuration directe de la langue maternelle, est « en toute langue, le registre [de ce] qui la voue à l’équivoque » et dans tous les cas, elle ne sert pas au dialogue. Car la lalangue « articule des choses qui vont beaucoup plus loin que ce que l’être parlant supporte de savoir énoncé ». Elle constitue, à cet égard, un ensemble inconsistant et virtuel et on ne peut pas toute la dire. Ce pas-tout-dire de la lalangue, la linguistique veut l’ignorer, occupée qu’elle est à trouver les formes possibles d’inscription du tout dans la langue. Or, le langage dit Lacan, n’est finalement « qu’élucubration de savoir sur lalangue ».
Ainsi, l’inconscient, comme savoir qui se déchiffre, s’articule-t-il de lalangue ; à cet égard, il « ne peut que se structurer comme un langage, un langage toujours hypothétique au regard de ce qui le soutient, à savoir lalangue ». Ce réel qui se fait jour dans le langage supporte la structure de cette langue singulière, celle de l’inconscient posé « par hypothèse » pour un sujet lui-même « supposé » savoir lire et pouvoir apprendre à lire.
Bibliographie
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DUCROT Oswald, Le structuralisme en linguistique, Éditions du Seuil, (Points), 1968
FREUD Sigmund, L’interprétation des rêves,
FREUD Sigmund, Psychopathologie de la vie quotidienne
JAKOBSON
KRISTEVA Julia et RUDELIC-FERNANDEZ D. « Psychanalyse et linguistique » in L’Apport freudien ; éléments pour une encyclopédie de la psychanalyse, Sous la direction de Pierre KOFFMAN, Larousse, 1998, pp. 737-752.
LACAN Jacques Le séminaire, Livre III, Les psychoses, (1955-56), Paris, Seuil, 1981
LACAN Jacques, Écrits, Éditions du Seuil, 1966.
LACAN Jacques, Le séminaire, Livre ? Le désir et son interprétation
LACAN Jacques, Le Séminaire, livre XX, Encore
LACAN Jaques, « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001,
MILNER Jean-Claude, Le périple structural. Figures et paradigme, Paris, Verdier/poche, 2008
MILNER Jean-Claude, L’amour de la langue, Paris, Seuil, 1978.
SAFOUAN Mustapha, Le structuralisme en psychanalyse, Éditions du Seuil, (Points), 1968
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